L’hebdomadaire L’Express, de sensibilité dominante de gauche libérale, propose régulièrement des dossiers thématiques dans ses numéros hors-séries. Ces épaisses publications tiennent largement du livre, tout en bénéficiant de nombreuses illustrations et d’une maquette un peu aérée proche du magazine. L’épaisseur, ici plus de 200 pages, doit permettre de traiter en profondeur, ou du moins sérieusement, le thème annoncé, tout en bénéficiant des facilités de lisibilité de la presse.
Aussi L’Express, pour inaugurer 2016, a-t-il sorti un dossier intitulé Dans les secrets du Vatican. Beaucoup des articles proposés ont été tout simplement collectés dans les archives du magazine pour remplir ce hors-série thématique ; il n’est pas forcément inintéressant du reste de relire des articles anciens, donnant un éclairage, en particulier en remontant sur plusieurs décennies, jusqu’aux années 1950. Le magazine L’Express a été fondé en 1953 par Jean-Jacques Servan-Schreiber. Son directeur actuel, Christophe Barbier, est encore une figure médiatique très connue, très invitée dans tous les grands médias désinformateurs ; il se situe exactement au cœur de la pensée officielle et officieuse, y compris sur les sujets religieux.
La pensée générale de cette publication Dans les secrets du Vatican est celle d’une synthèse de la critique libérale contre l’Eglise. Elle est plus pernicieuse qu’extravagante pour l’essentiel, donc d’autant plus à lire avec précaution. Comment est-elle proposée aux lecteurs ?
Un hommage attendu à l’art
La Cité du Vatican est un lieu magnifique. Les bâtiments, principalement des XVIème et XVIIème siècle, comprenant la Basilique Saint-Pierre et les palais pontificaux devenus pour l’essentiel musées, forment un des ensembles les plus beaux du génie humain. Les papes, qui n’ont régné pour la plupart que durant quelques années, ont travaillé avec une continuité remarquable à l’élaboration de cet ensemble.
La démarche sur ce point du dossier est celle du libéral anticlérical Stendhal, d’ailleurs cité une fois : il faut reconnaître ce legs exceptionnel des papes, et donc en un sens de l’Eglise catholique, à l’humanité.
Ces œuvres sont replacées dans le contexte historique. En soi, cette démarche est saine. Le problème est que, à l’imitation de Stendhal souvent mieux inspiré, l’accent est mis sur les papes avant tout princes temporels, comme Jules II, ou scandaleux dans leur vie privée, comme Alexandre VI. La liturgie catholique, qui a inspiré ces beautés de l’Art chrétien, est quelque peu négligée, tout comme la foi. Cet art avait été placé pourtant à son service : le décor exceptionnel de la chapelle Sixtine, en particulier la remarquable fresque du Jugement Dernier de Michel-Ange, ne se comprend qu’à travers la connaissance de la doctrine catholique – ce qui n’est de nos jours plus évident, même pour les personnes d’ascendance catholique, voire en partageant la foi.
Une approche libérale du catholicisme
L’Eglise catholique est considérée comme un objet social inventé au IVème siècle. Il manque l’essentiel, la foi, le plan divin. Historiquement cette vision pèche en occultant le caractère essentiel des premiers siècles de l’Eglise. Du fait de la grande persécution de Dioclétien (303-305, voire 311 selon les provinces), au cours de laquelle ont été détruites des quantités d’archives, ces époques les plus anciennes de l’Eglise sont mal documentées, mais ne sont pas inconnues pour autant. La papauté a été fondée par le Christ en la personne de saint Pierre, et le fait est présent dès les Evangiles, qui datent du premier siècle. Il est vrai que l’Eglise est devenue une religion de masse au IVème siècle, basculant donc au sens sociologique dans une dimension nouvelle ; mais elle n’a certainement pas été « inventée », dans ses structures ou son dogme, à cette époque suivant le règne glorieux du premier empereur chrétien Constantin (306-337). Cette ambiguïté est assez typique : on n’assène pas directement une énorme erreur historique clairement identifiable, mais on introduit un biais qui conduit le lecteur à commettre une telle erreur.
Les journalistes de L’Express ont toujours hautement approuvé un vent libéral soufflant sur bien des pratiques de beaucoup d’hommes d’Eglise à partir du concile de Vatican II (1962-1965) ; au-delà des pratiques, des rites nouveaux, ils considèrent qu’il y a eu des évolutions doctrinales nettes. Or, de telles mutations doctrinales de l’Eglise sont par définition impossibles si l’on s’en tient à la doctrine traditionnelle de l’Eglise. Mais bien des apparences le font croire, depuis Jean-Paul II au moins, avec certains gestes spectaculaires comme les visites aux synagogues ou les rencontres interreligieuses d’Assise (1986). A ce propos, le magazine n’évoque pas des gens priant les uns à côté des autres, mais les uns avec les autres, ce qui est en principe erroné. Les images donnent l’impression d’un syncrétisme général, de dizaines d’approches différentes, toutes aussi estimables en soi, voire toutes également justes et voies de salut – en définitive d’une vague recherche commune de spiritualité pour l’humanité.
Les articles engagés du journaliste vedette et essayiste Jacques Duquesne montrent qu’il n’y a en fait rien de très nouveau dans l’agenda des réformes libérales que les progressistes veulent imposer à l’Eglise. Ceux figurant dans cet ouvrage datent des années 1990, mais le personnage a sévi exactement de la même façon depuis les années 1950, notamment en sabordant de l’intérieur les Jeunesses catholiques (JEC et ACJF), puis par ses articles engagés de « chrétien progressiste ».
Un catholicisme de demain fortement suggéré
Les journalistes, en différentes réflexions dispersées dans des articles analytiques, par ailleurs ni absurdes ni franchement irrespectueux pour la plupart, invitent donc à rejeter explicitement le dogme catholique, et même à inverser la perspective chrétienne.
Pourtant, il reste vrai que Dieu a donné son Fils aux hommes. Le Christ, mort et ressuscité, est le seul enseignant valable pour le salut. Le pape est le Vicaire du Christ sur terre, et ne peut que se situer dans la droite ligne de cet enseignement. L’Eglise enseigne la Vérité révélée. Elle n’invente rien, au contraire des modes si changeantes des temps et des pays. Le fameux agenda progressiste, qui serait à vue humaine pertinent pour l’Amérique du Nord et l’Europe, et encore est-ce discutable, se révèle ainsi totalement inapproprié à l’Afrique noire : ainsi s’explique le schisme larvé de la communion anglicane.
Les libéraux proposent sans vergogne de prendre le contrepied de cet enseignement fondamental : partir non de quelque révélation qui serait unique et seule vraie, mais d’échanges entre hommes assemblés, de confrontations réputées fructueuses entre différents cultes pour synthétiser une voie de sagesse universelle. La plus forte influence, le modèle implicite, est le bouddhisme. Il fonctionne un peu de cette manière, avec ses très nombreuses écoles, qui conduisent de fait à des pratiques et des cultes différents. Les oppositions n’ont pas toujours été calmes et pacifiques dans le passé. En imitant ce bouddhisme idéalisé, il s’agirait donc de dénaturer le christianisme, catholicisme inclus, et de le reconstruire sur ce mode bouddhiste.
Le pape François est très apprécié des libéraux, avec ses gestes spectaculaires médiatisés. Il lui est conseillé de démanteler aimablement la primauté pontificale, d’ordonner des prêtresses, etc. En même temps, figure aussi une recommandation de prudence face à la résistance en cours des « conservateurs » ; elle serait d’autant plus forte s’il en faisait davantage. Les libéraux compatissent en rappelant qu’il doit faire face, de leur point de vue, à des esprits attardés qui en seraient encore au IVème siècle. Le pape François est donc absous par les journalistes militants, curieux tribunal de l’Eglise, de sa modération dans les réformes progressistes à accomplir – réformes qui mèneraient à la destruction de l’Eglise, si elles pouvaient être appliquées contre les promesses divines. En outre, ces « conservateurs » ne sont souvent que des libéraux modérés, désirant concilier doctrine catholique et esprit réputé humaniste du monde, chose probablement impossible du reste ; même sur le plan purement humain, cette vision d’opposition binaire est donc erronée.
Quelques coups bas quand même
Le parti-pris d’honnêteté et de modération n’est pas toujours tenu. Les pires anecdotes, présentes certes dans des textes médiévaux, sont reprises comme des vérités historiques : les papes du Xème siècle n’ont certainement pas tous été irréprochables ; ils ont été largement aux mains de clans romains antagonistes. Mais en faire des marionnettes de femmes de mauvaise vie est excessif et malhonnête. Ces textes relèves de calomnies anciennes, dont l’ancienneté n’est pas synonyme de vérité. Significativement, elles ont été fort reprises par la propagande protestante au XVIème siècle, afin de justifier le schisme face à une papauté qui aurait été irrémédiablement corrompue depuis des siècles et des siècles. Pour paraître honnête, ruse suprême, les calomnies les plus excessives sont rejetées, comme celle de la prétendue « papesse Jeanne »… Il y a là une tactique pour éroder toute confiance des fidèles envers les papes passés.
Un des thèmes les plus usés contre l’Eglise catholique actuelle est celui des prêtres pédophiles. Le but des journalistes engagés, contre l’Eglise évidemment, est de donner l’impression de l’existence habituelle de pratiques aussi monstrueuses que courantes, et ce avec la complicité supposée de la hiérarchie. Certains cas sont en effet réels. Il est cependant faux et abusif de les généraliser ; la hiérarchie catholique a été souvent très prudente, parfois trop ; mais en ces matières délicates, il est parfois difficile de distinguer un prédateur monstrueux d’un parfait innocent victime des pires calomnies, venant souvent d’individus perturbés qui peuvent mentir avec sincérité. Des manipulations clairement malhonnêtes, dénoncées en leur temps, sont reprises ne varietur : ainsi un prêtre pédophile mourant n’a pas été réduit à l’état laïc, parce que mourant – et effectivement mort rapidement ; cette non-sanction est citée comme un exemple de scandaleuse complaisance, ce qui n’est pas le cas.
Les propos très fermes sur ce sujet de Benoît XVI et François sont utilisés comme une preuve du caractère massif de ces péchés, abominables indiscutablement, mais rares. La logique est un peu légère.
Un ensemble dangereux, car insidieux
Dans les secrets du Vatican peut tenter le grand public catholique. Les photos des œuvres d’art présentes au Vatican sont magnifiques. Le texte l’est nettement moins. Après une lecture attentive, qui prend sept à huit heures, nous ne pouvons qu’en dénoncer le caractère le plus souvent insidieusement antichrétien, et d’autant plus dangereux de ce fait. Ainsi sont réutilisés plus ou moins subtilement toutes les « repentances » multipliées depuis Jean-Paul II : en s’appuyant sur ces déclarations pontificales, l’Eglise est alors présentée comme une société de criminels, certes un temps amis des arts tout au plus… Au-delà du problème de fond, il serait bon de se rendre compte de l’effet produit et de revenir à une communication moins contre-productive.
Octave Thibault
Collectif “Dans les secrets du Vatican”, L’Express-Thema, 2015, 210 pages, 14,90 €.