L’actualité dramatique du Moyen-Orient ne peut se comprendre sans la division ancienne entre les deux branches rivales de l’Islam, sunnisme et chiisme, présentes du Liban au Pakistan ou du Yémen au Caucase. En principe – très largement vérifié – la Turquie, l’Arabie Saoudite, les Emirats du Golfe, le Pakistan, puissances sunnites, soutiennent les sunnites, tandis que l’Iran, puissance chiite, soutient les chiites. Les uns comme les autres se définissent avant tout comme musulmans, détestent les chrétiens, les juifs, ou davantage les fidèles d’autres cultes, comme les yézidis en Irak. Près de 90 % des musulmans sont sunnites, 10 % chiites au sens large, pour la plupart duodécimains.
LES DEBUTS DE L’ISLAM, LE PROJET DE MAHOMET
Les origines de l’Islam sont restées longtemps très mal connues, noyées dans les légendes musulmanes. Les études scientifiques approfondies ont permis de retracer récemment l’histoire de la création du Coran et de l’Islam. Citons tout particulièrement les travaux d’Edouard Marie Callez, publiés sous le titre Le Messie et son prophète. Aux origines de l’Islam et de Jean-Jacques Walter, Le Coran révélé par la Théorie des Codes .
Si l’on s’en tient aux légendes musulmanes, Mahomet réalise l’invention d’une religion nationale des Arabes entre 610 et 622. Elle est synthétisée principalement sur la base du judaïsme arabique de son époque, avec quelques emprunts à un christianisme du désert syrien très hétérodoxe et des croyances païennes locales – surtout une, le pèlerinage à la Pierre Noire de La Mecque, chargée d’un sens nouveau. Entre 622, installation à Médine, et sa mort en 632, à La Mecque, promue capitale politique et religieuse des Arabes, Mahomet, homme de guerre, poète, politique, réalise pour l’essentiel son projet national, l’unité politique et religieuse des Arabes, avec toute la péninsule arabique soumise à son autorité. La réflexion spirituelle reste en fait assez sommaire. Les versets épars de son livre prétendu révélé, le Coran, sont d’ailleurs collectés et triés selon un ordre étrange – la longueur des textes ou sourates – sur les décennies suivantes. Ils sont complétés par une jurisprudence, beaucoup plus juridique que religieuse, des faits et dits du prophète, dits « hadiths », classés quant à eux selon leur degré d’authenticité probable. Il est fort possible que peu, sinon aucun, ne le soient.
Chose non prévue par Mahomet, malgré le rajout de prophéties apocryphes très tardives, l’Islam réalise une forte expansion, rapide, au VIIe siècle, de l’Atlantique à l’Indus, ou du Taurus au Sahara. Il s’opère alors sur les décennies suivantes, voire au VIIIe siècle seulement, un glissement progressif, difficile à dater précisément, vers l’idée de religion universelle, et non seulement nationale des Arabes.
QUERELLE POLITIQUE PROVOQUE LE SCHISME DE L’ISLAM
L’Islam correspond avant tout à un projet politique. La dimension spirituelle, certes jamais totalement absente, reste secondaire. C’est donc pour des motifs purement politiques, une querelle de succession dynastique, entre califes, chefs suprêmes des musulmans après Mahomet, que s’opère le grand schisme entre eux, définissant sunnites et chiites.
Les sunnites suivent le camp vainqueur, celui des califes omeyades, qui autour de 700 fixent à Damas l’orthodoxie musulmane selon la sunna, corpus juridique. S’opposent à eux les partisans du calife renversé Ali (656-661), qui prennent le nom d’Alides ou de chiites : le parti (d’Ali). Les chiites résistent jusqu’en 680 en Irak du sud, organisant une forme de guérilla contre le calife de Damas, reconnu par tout le reste des territoires musulmans. Les chiites obéissent à des Imams, des guides, mais tous ne les reconnaissent pas. Il en résulte des schismes à l’intérieur même du chiisme : les zaïdites suivent l’enseignement de cinq Imams, les ismaéliens de sept, les duodécimains, de douze. Les tombeaux des Imams forment les lieux les plus saints du chiisme. Ils sont situés pour la plupart en Irak. Nadjaf abrite le lieu de sépulture d’Ali, Karbala, celui d’Hussein son fils, Khadimein et Samarra pour des plus tardifs. Seul Meched est en Iran.
Les duodécimains sont les plus nombreux, les orthodoxes du chiisme, présents aujourd’hui du Liban au Pakistan. Ils ont pour dogme particulier d’attendre le retour du Douzième Imam, qui ne serait pas mort, en 878, mais caché, occulté. Il devrait revenir à la fin des temps comme le Mahdi pour guider les musulmans, et leur imposer le véritable Islam, c’est-à-dire le chiisme duodécimain. Les ismaéliens, qui tendent à se scinder en de multiples sectes ésotériques, sont bien davantage dispersés dans tout le monde musulman. La secte ismaélienne la plus connue est celle d’origine pakistanaise qui obéit à l’Agha Khan. Les zaïdites constituent une petite moitié de la population du Yémen, où ils se concentrent dans les montagnes septentrionales. Les alaouites, présents en Syrie, et encore au pouvoir de façon précaire avec la dynastie el-Assad, ou les druzes, concentrés au centre des montagnes libanaises, forment des dissidences ismaéliennes très particulières, mais participant cependant du chiisme au sens large. Un débat réel de classification subsiste pour les druzes, dont les croyances religieuses partiellement secrètes sont fort éloignées du message originel de l’Islam. Il existe des dizaines de sectes chiites particulières, ismaéliennes ou kharidjites, chiites exceptionnels venant à rejeter même Ali jugé indigne sur la fin.
Les chiites vénèrent leurs martyrs, à commencer par les Imams. Ils placent Ali à égalité avec Mahomet. Ils usent largement des images, organisent des processions publiques autour d’elles.
Ils possèdent un véritable clergé, hiérarchisé. Ils organisent aussi de vastes processions publiques, célèbres pour leurs mortifications au fouet ou au sabre. Tout ceci choque les sunnites, dont les plus intransigeants vont jusqu’à nier la qualité de musulmans aux chiites. S’ils sont indiscutablement musulmans, il faut reconnaître une influence ancienne de croyances iraniennes présentes en Mésopotamie lors de l’invasion arabe, en particulier le yazdanisme, culte des anges.
Les chiites tendent à développer la mystique, voire l’ésotérisme, trait particulièrement distinctif des ismaéliens et leurs dérivés. A l’inverse, le sunnisme, particulièrement dans l’école stricte hanbalite, matrice du wahhabisme, du salafisme et des Frères Musulmans, bannit strictement toute mystique, ou a fortiori tout ésotérisme. Le sunnisme combat régulièrement ses propres tentations mystiques, qui s’expriment dans les confréries soufies, à peu près partout présentes néanmoins.
Les uns comme les autres prétendent évidemment être les seuls, ou au mieux les plus purs possesseurs du véritable Islam. Dans un système de croyances peu pacifique, à l’imitation de Mahomet, un général aussi efficace que violent, les controverses tendent à se résoudre de manière sanglante, dans un camp comme dans l’autre.
LES CONFLITS ACTUELS ENTRE SUNNISME ET CHIISME
Aujourd’hui les chiites dominent sans partage l’Iran, la majeure partie de l’Irak et de la Syrie, et leurs gouvernements, ainsi que le quart septentrional, densément peuplé, du Yémen. Tout le reste du monde musulman est dominé par les sunnites. Le Califat Islamique, sunnite de la plus stricte observance, est non caricature de l’Islam mais son littéralisme consciencieux, et certainement atroce. Il est d’ailleurs plutôt populaire dans le monde sunnite : par son implantation à cheval sur la Syrie et l’Irak, il brise complètement l’arc chiite, à peu près opérationnel en 2008-2011, du Liban à l’Iran, en passant par les deux pays actuellement en guerre civile intensive.
Le Moyen-Orient est donc déchiré par des guerres intenses en Syrie, Irak, choses connues, ou au Yémen, ce qui l’est moins. Des combats de moindre intensité, mais significatifs déchirent régulièrement certaines régions du Liban et de l’Iran.
Au Liban, le Hezbollah chiite lutte contre des milices sunnites, libanaises ou issues de l’ASL syrienne. En Iran, une guérilla kurde sunnite, si elle se place avant tout dans le combat national kurde, comprend aussi un élément d’opposition religieuse au pouvoir chiite. Surtout, au sud-est du pays, les Baloutches, peuple sunnite, s’opposent à Téhéran pour des motifs religieux avant d’être nationaux, et reçoivent des soutiens dans les pays du Golfe voisins, sans que les gouvernements soient en principe directement impliqués.
En Syrie, un pouvoir alaouite, variante du chiisme, lutte contre des insurgés sunnites. Sans leurs divisions, leurs combats fratricides, les rebelles sunnites l’auraient emporté en 2012. Ces insurgés sunnites, à l’exclusion récente en principe du Califat Islamique, sont soutenus depuis 2011 par les puissances sunnites : Turquie, Arabie Saoudite, Qatar… Ou même la France de Nicolas Sarkozy puis François Hollande, aux 8 millions de musulmans tous sunnites ou presque. Ce facteur de solidarité entre sunnites de la politique extérieure française n’a curieusement jamais été relevé, ou fort peu. Au Liban, la France soutient aussi les sunnites, contre les chiites du Hezbollah, exactement sur la ligne de l’Arabie Saoudite. De même la France et l’Arabie Saoudite ont été en pointe dans les déclarations belliqueuses contre l’Iran, la grande puissance chiite, en 2011-2013.
Échappent seulement pour l’essentiel à cette grille de lecture la lutte nationale des Kurdes pour leur indépendance, qui, majoritairement sunnites, s’opposent à un pouvoir sunnite turc ou des voisins sunnites syriens ou irakiens. De même le conflit afghan voit s’affronter les principales ethnies, les Pachtouns, Tadjiks, Ouzbeks, tous sunnites. L’ethnie Hazara, 15 à 20 % de la population, seule chiite, est particulièrement méprisée de toutes les autres. Tout en demeurant mineur, l’affrontement chiites-sunnites n’est donc pas absent d’Afghanistan.
DES RIVALES QUI LE RESTERONT
Cette opposition religieuse radicale, multiséculaire, empêche la conclusion de paix durables dans les conflits du Moyen-Orient, au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen. En Irak ou Syrie, la destruction du Califat Islamique, possible militairement, n’empêcherait pas une nouvelle guérilla sunnite de renaître rapidement sur le même terrain, avec le soutien des Etats sunnites voisins.
Octave Thibault