En nommant Brett Kavanaugh pour remplacer Anthony Kennedy à la Cour suprême des Etats-Unis, moins de quinze jours après que celui-ci a annoncé son départ à la retraite, Donald Trump a fait le choix d’un homme qui a la réputation d’être nettement moins libéral que le juge qui s’en va. Kennedy est arrivé avec la réputation d’être plutôt de droite, mais il a joué un rôle décisif pour infléchir le droit américain, notamment en faveur du « mariage » gay. Kavanaugh, ancien élève des Jésuites, est présenté par la presse, notamment française, comme un juge conservateur. Pire, c’est un « catholique pratiquant ». On lit ici et là que le « droit à l’avortement » est remis en question aux Etats-Unis. Mais en réalité, beaucoup de questions restent ouvertes, y compris la principale, qui est de savoir si le Sénat américain, où Trump dispose d’une majorité théorique maximale de 50 contre 49 en raison de l’indisposition actuelle de John McCain, acceptera l’homme désigné par le Président.
Ce que l’on peut dire avec certitude, c’est que le choix et l’agrément définitifs du neuvième juge de la Cour suprême ont vocation à modeler profondément la vie politique des Etats-Unis pour des années. Après avoir choisi Neil Gorsuch, Donald Trump s’est vue offrir l’outil peut-être le plus efficace qui soit pour accompagner ces réformes et mettre en œuvre sa politique. Paradoxe : la Cour suprême des Etats-Unis dispose d’un pouvoir tel qu’elle s’est progressivement – dans tous les sens du terme – arrogé une forme de pouvoir de gouvernement. Ce fameux « gouvernement des juges » qui permet à neuf hommes, et même, bien souvent, à cinq hommes contre quatre de bouleverser un ordre établi… Au fond, la question est de savoir si la nouvelle majorité qu’est en train de façonner Donald Trump va permettre de rompre avec cette pratique révolutionnaire en choisissant de revenir à une interprétation stricte de la constitution américaine : toute la constitution mais rien que la constitution – dans le vocabulaire politique américain, on parle d’« originalisme ». C’est la condition sine qua non pour contrer le super-fédéralisme en cours, et pour éviter la créativité juridique qui a marqué l’activité de la Cour suprême depuis des dizaines d’années.
Donald Trump veut remplacer Anthony Kennedy par Brett Kavanaugh
C’est dire si des intérêts puissants sont en jeu : d’un trait de plume, Donald Trump a le pouvoir de bouleverser l’équilibre institutionnel de fait, tel qu’il s’est installé aux Etats-Unis depuis de longues années : une autre manière de s’en prendre au « Deep State » dont il y a tout lieu de croire qu’il ne se laissera pas faire si facilement. C’est un facteur qui a certainement pesé sur le choix de Trump, et qui explique une certaine ambiguïté.
Les questions du respect de la vie et de la famille naturelle, qui ont été si lourdement affectées par des décisions des neuf juges de Washington au cours des cinquante dernières années – on pense à la décision Roe v. Wade qui a imposé l’avortement légal aux Etats-Unis, ou encore à Obergefell v. Hodges qui en a fait de même pour le mariage des couples de même sexe – sont évidemment au cœur des débats et la presse ne s’y est pas trompée en présentant ces thèmes comme cruciaux. L’avortement reste un vrai sujet politique aux Etats-Unis ; pendant sa campagne, Donald Trump avait d’ailleurs promis de choisir un juge « pro-life » si lui était donné de remplacer un membre de la Cour suprême.
De ce point de vue-là, l’ouverture créée par le départ de Kennedy est une véritable aubaine mais il ne semble pas que – sauf surprise – Brett Kavanaugh soit résolument décidé à contribuer à la chute intégrale de Roe v. Wade. Que ce soit par prudence politique ou par conviction, il s’est déjà prononcé (en 2006) pour le respect du droit tel qu’il a été fixé par cette décision – un peu à la manière des politiques français qui refusent de toucher à la loi Veil acceptée comme un fait accompli dont ils acceptent tout au plus de dénoncer les évolutions néfastes.
Une Cour suprême qui penchait à gauche en voie de redressement
Sur le papier, on peut parler d’une volonté de modération. A ceci près que ce sont des vies humaines qui sont en cause, et qu’une loi d’une injustice si criante qu’elle va contre la loi naturelle la plus élémentaire n’est en réalité pas une loi.
En annonçant son choix de Brett Kavanaugh, Donald Trump a soigneusement évité ces questions épineuses, comme il l’avait d’ailleurs annoncé en promettant de porter son choix sur un juge attaché à la stricte interprétation de la constitution, sans lui demander – par exemple – sa position probable sur la remise en cause de Roe v. Wade, car cela relève des « opinions personnelles » à propos desquelles il a déclaré ne pas vouloir interroger les futurs juges. Le président américain a salué l’engagement de Kavanaugh, actuellement juge dans le circuit d’appel de Washington DC, en faveur « d’une justice égale sous le regard de la loi ». Rendant hommage au juge Kennedy qui s’en va, Trump a insisté de nouveau sur « l’égalité pour tous les Américains », chose qui peut renvoyer au rôle d’Anthony Kennedy dans le verdict pro-mariage gay Obergefell v. Hodges. L’idée de continuité est renforcée par le fait que Brett Kavanaugh a été par le passé l’assistant du juge Kennedy.
Les questions de société ont provoqué des réponses parfois ambiguës de la part de Kavanaugh
Pour faire des prédictions, toujours périlleuses, on est donc obligé de se tourner vers les décisions passées de Brett Kavanaugh : selon les observateurs américains, il s’est montré favorable à une interprétation stricte et traditionnelle de la constitution, raison pour laquelle de nombreux groupements conservateurs ne cachent pas leur satisfaction face à ce choix, dans un contexte où le président américain lui-même un clairement dit que le droit relatif à l’avortement pourrait revenir aux Etats.
Mais quel est exactement ce conservatisme ? Proche de George W. Bush, Kavanaugh a été son conseiller proche pendant plusieurs années à la Maison Blanche. Sa femme, Ashley, a été la secrétaire particulière de Bush.
Il s’est également montré partisan d’un pouvoir présidentiel renforcé, favorisant systématiquement pendant ses douze années à la cour d’appel de Washington DC une interprétation large de l’autorité exécutive, notamment pour ce qui est des poursuites contre les suspects de terrorisme, mais aussi contre le pouvoir actuel de l’administration établie qui doit selon lui être sévèrement circonscrit par le pouvoir judiciaire. Il est également favorable à une certaine immunité du Président face aux poursuites, de manière à ce que celui-ci ne soit pas distrait de ses responsabilités par des affaires civiles ou pénales le visant, mais pour autant c’est Kavanaugh qui a préparé les fondations du dossier d’impeachment de Clinton dans le cadre de l’affaire Lewinsky.
La Cour suprême des Etats-Unis et le gouvernement des juges
Les Américains de droite l’attendent particulièrement sur les sujets de la défense de la vie, de la liberté d’expression et du droit de porter des armes. Sur ce dernier point Kavanaugh est connu pour avoir affirmé fortement les droits découlant du 2e Amendement dans le district de la capitale fédérale, n’approuvant que les interdits ou limitations justifiés par une pratique de très longue date. Sur le plan de l’environnement, ses décisions ou opinions sont moins systématiques : s’il a jugé contre Obama et ses règlements anti-gaz à effet de serre pour les usines énergétiques, il a confirmé la limitation des rejets de gaz par les camions réfrigérés mise en place par la Californie.
Certains groupes pro-vie sont persuadés qu’en l’état actuel, Kavanaugh ne va pas changer radicalement la situation, mais dans l’ensemble, quoiqu’un peu déçus par ce choix « correct » alors qu’ils espéraient « le meilleur » en cette occasion vraiment unique (comme l’a écrit Phillip Jauregi du groupe conservateur Judicial Action Group) sa nomination est soutenue dans la mesure où le contexte politique est favorable.
Très récemment, en tant que juge de Washington DC, Kavanaugh a ainsi soutenu l’administration Trump qui refusait de faciliter l’accès à l’avortement pour une immigrée clandestine mineure, au motif qu’il ne saurait être question de leur donner un nouveau droit d’« avortement immédiat à la demande ». Mais à l’inverse, il a refusé par la même occasion de signer l’« opinion » d’un confrère affirmant que les mineurs clandestins n’ont pas de droit constitutionnel à l’avortement.
Donald Trump avait promis un juge pro-vie, mais des questions restent ouvertes
Dans la même veine, il a défendu le droit d’organisations religieuses d’opposer l’objection de conscience à l’ObamaCare dans la mesure où celle-ci exigeait que l’assurance santé des entreprises et organisations couvre la contraception, mais dans le même temps, il a affirmé que le gouvernement « avait un intérêt déterminant » à agir pour assurer l’accès à la contraception d’une autre manière pour les employés d’organisations religieuses.
A son palmarès, on note également le fait qu’il a défendu gratuitement les intérêts de l’enfant cubain, Elian Gonzalez, pour lui éviter d’être renvoyé à Cuba, dans une affaire qui avait défrayé la chronique.
Kavanaugh n’est sans doute pas, en l’état actuel de ce que l’on sait de lui, le choix le plus excellent possible pour la mise en place d’une majorité certainement conservatrice et « originaliste » à la Cour suprême des Etats-Unis. Mais vu les étapes à franchir avant que sa nomination puisse devenir définitive, c’est peut-être le meilleur, celui qui offre le plus d’espoir concret : mieux qu’un « moindre pire », et sans doute à de nombreux égards un commencement de bien.