L’Union économique eurasiatique, « UE » à la russe, outil de contournement des sanctions occidentales

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Timofeï Bordatchev, directeur de programme au Club Valdaï – le pendant russe du Forum économique mondial – publiait mercredi dernier une analyse sur le site anglophone de Russia Today, rt.com, pour mettre en lumière le rôle joué par ce qu’il appelle un « bloc économique peu connu », l’Union économique eurasiatique. Cette UEE, fondée en 2014, a « donné des résultats immédiats », assure sa chronique, permettant à la Russie d’« atténuer » l’effet des sanctions occidentales à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Chose que l’UE a été incapable de faire, selon Bordatchev, parce que l’UE ne se focalise pas sur le « maintenant », promettant « bonheur et prospérité complets » à une date future indéterminée.

Le raisonnement est assez étrange dans la mesure où l’UEE reprend largement les structures l’Union européenne, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises sur reinformation.tv où nous avons été attentifs à la mise en place et à l’évolution de ce nouveau bloc régional.

Lors de sa constitution, l’Union économique eurasiatique se modelait en effet sans complexes sur les mécanismes de l’Union européenne, avec un conseil et une commission calquée sur celle de Bruxelles, visant à mettre en œuvre, comme l’UE, la libre circulation des biens, du capital, des services et des personnes, le tout dans le cadre d’une union douanière commune. La monnaie unique était envisagée d’emblée, et devait faire son apparition dans un délai de cinq à dix ans, selon le vice-Premier ministre russe d’alors, Igor Chouvalov.

 

L’Union économique eurasiatique poursuit doucement son chemin

Nous nous demandions à l’époque quelle était la probabilité de voir cette monnaie unique réellement instituée : de fait, les pays membres conservent pour l’heure leurs devises nationales. L’UEE ne s’est pas étendue au-delà des premiers signataires, la Biélorussie, le Kazakhstan et la Russie, rejoints en 2015 par l’Arménie et le Kirghizistan.

Il est vrai, comme le dit Timofeï Bordatchev dans sa chronique, que le dixième anniversaire de l’Union économique eurasiatique en mai 2024 n’a guère attiré l’attention des médias internationaux. Il présente la création de l’UEE, union « purement économique », comme une « réponse asymétrique » au défi que constituait « la pression croissante des USA et de l’UE sur la position de la Russie en Europe orientale ».

Cette affirmation constitue une relecture assez spectaculaire de l’histoire, puisque à l’époque (en 2015), l’ambassadeur russe au Royaume-Uni, Alexander Yakovenko, plaidait dans une tribune publiée par la version anglophone de Russia Today pour des liens toujours plus étroits entre l’Union européenne et l’UEE. Cet ancien ministre-adjoint des Affaires étrangères répercutait certainement l’avis du pouvoir russe, à une époque où la crise ukrainienne existait déjà, en écrivant : « La Russie et l’UE sont les deux centres majeurs de pouvoir politique et économique du continent. Le développement d’un partenariat stratégique avec l’UE a toujours été l’une des priorités de la Russie pour sa politique étrangère. »

 

L’Union économique eurasiatique faisait des ouvertures à l’UE

Yakovenko allait jusqu’à affirmer : « Voilà pourquoi la Russie soutient fortement une éventuelle intégration économique entre l’Union économique eurasienne et l’Union européenne. Il s’agira d’une intégration des processus d’intégration des deux blocs. Nous croyons qu’il n’y a pas de contradiction entre les deux modèles de coopération, puisqu’ils sont tous deux basés sur des normes et des principes similaires, y compris celles de l’OMC. Les deux unions peuvent se compléter efficacement. »

Il ajoutait : « L’idée d’une intégration entre l’UE et UEE reflète une initiative, exprimée par le président Poutine, en vue de la création d’un espace économique et humanitaire (sic) commun de Lisbonne à Vladivostok : un marché continental valant des milliards d’euros, basé sur les principes de la sécurité égale et indivisible, qui engloberait aussi bien les membres des unions intégrées que les nations qui n’en font pas partie. Des objectifs communs, telles la stabilité politique, la justice sociale et la prospérité économique, font de l’UEE et de l’UE des partenaires naturels. L’UEE est ouverte et inclusive, et pleine cohérence avec le concept d’un espace économique pan-européen. Nous accueillons avec joie le soutien diplomatique qui se fait jour en faveur de liens plus étroits entre l’UEE et l’UE de la part de certains leaders européens, en particulier ceux de l’Allemagne et de la France, et nous espérons que les autres suivront leurs exemples. »

Nous observions à cette occasion que « l’intégration » économique réalisée par l’UEE s’inscrit pleinement dans la création de grands blocs régionaux – comme ils se constituent aussi en Afrique ou aux Amériques sous le regard approbateur des institutions mondialistes comme de la Russie et de ses amis – comme étapes vers une intégration globale : autrement dit, vers le mondialisme captateur des pouvoirs souverains nationaux.

 

L’Union économique eurasiatique, une nouveauté ?

La donne a évidemment changé avec l’invasion de l’Ukraine et Bordatchev fait une relecture des faits à cette aune. Il écrit : « L’UEE est avant tout une expérience d’organisation à grande échelle d’un mode de vie fondamentalement nouveau. Nous n’avons jamais rien tenté de tel auparavant et, heureusement, nous avons pris ce risque. Jusqu’à présent, l’expérience fonctionne et a déjà passé deux tests sérieux : la pandémie de Covid et un tir groupé de sanctions occidentales contre la plus grande économie de l’UEE, la Russie. »

Nous avons vu qu’il n’y a en réalité rien de nouveau sous le soleil dans la mesure où la construction eurasiatique ressemble furieusement à celle de l’UE, qui elle-même constitue – pour reprendre l’argument de Vladimir Boukovsky – un nouveau monstre bureaucratique construit selon les mêmes principes qui ont fondé l’URSS.

Bordatchev se réjouit de ce que les échanges économiques entre pays de l’Union économique eurasiatique aient quasiment doublé depuis sa création, tandis que le commerce extérieur du bloc a progressé de 60 %, en même temps que la production industrielle augmentait de 22 % et la production agricole de 25 %. Avec un bonus pour l’Arménie et le Kirghizistan, « petites économies de service » à l’instar des Pays-Bas dans l’UE : leurs économies connaissent une croissance insolente.

 

UE et UEE, outils du mondialisme

Et de noter que les pays de l’UEE qui ne sont pas frappés par les sanctions contre la Russie ont pu augmenter leurs échanges avec l’Union européenne, contournant ainsi les effets des dites sanctions. Bordatchev y voit un bel exemple de la manière dont les peuples peuvent bénéficier « dès aujourd’hui » des retombées favorables de la coopération, tandis que l’UE n’a pas su apporter les bienfaits qu’elle promet à ceux qui dépendent d’elle, telle l’Ukraine qui « au fur et mesure des coups d’Etat – et l’effusion de sang qui en résulte » n’a jamais accédé aux « délices » annoncés pour la suite. Il ne dit pas « lendemains qui chantent » mais c’est tout comme.

Le raisonnement est assez tordu… On en retiendra surtout que l’intégration économique, douanière, supranationale est présentée comme un bien et promue selon les mêmes lignes en Occident et parmi les anciens membres du bloc communiste de l’URSS. Ce n’est certainement pas un hasard.

 

Jeanne Smits