Retour sur : “NSA, National Security Agency” par Claude Delesse

NSA National Security Agency Claude Delesse
 
La CIA a eu son quota d’écrits, c’est le premier, en français, sur la NSA. Et il vient d’obtenir le prix du meilleur livre de géopolitique Axyntis/Conflits 2017. Pas une semaine ne s’écoule sans qu’on entende une nouvelle « affaire » autour de la firme du secret. Vols de documents classifiés, révélations fracassantes… Cette gigantesque institution vise tout ce qui se fait en termes de communications et données électromagnétiques. Des informations qui, au XXI e siècle, sont la clé d’un pouvoir certain : il est utile de savoir jusqu’où. Claude Delesse a accompli, en ce sens, un travail essentiel : NSA, National Security Agency, publié aux éditions Taillandier, retrace l’histoire de la NSA et décortique son fonctionnement, sans oublier de pointer ses dérives
 
Ses sources sont exclusivement ouvertes – le reste appartient aux secrets de la bête. Mais voir le haut de l’iceberg donne une idée de ce qui demeure sous la surface…
 

« Une guerre de l’ombre plus complexe que la guerre froide » Claude Delesse

 
Claude Delesse, docteur en sciences de l’information et de la communication, avait déjà commis en 2012 un ouvrage sur le système Échelon, cet incroyable réseau de surveillance planétaire surnommé « grandes oreilles », élaboré par les États-Unis dans les années 1980. Son ouvrage actuel s’attaque à la célèbre agence que les journalistes surnommaient, dans les débuts, « No Such Agency », puis « Nothing Sacred Anymore » quand son existence fut officiellement reconnue en 1957 : la « National Security Agency » ou NSA.
 
Le temps a passé depuis que le secrétaire d’État du président Hoover s’offusquait en 1929, en apprenant que le MI8, section cryptologique du renseignement militaire, décryptait les communications « ennemies »… Aujourd’hui les services américains ne se contentent pas d’épier leurs ennemis mais aussi leurs amis.
 
Entité gouvernementale relevant du département de la Défense, la NSA agit pour l’ensemble de la communauté américaine du renseignement. Elle a été créée en 1952, pour intercepter, collecter – « y compris par tous les moyens clandestins » – et déchiffrer les transmissions étrangères d’origine électromagnétique. Depuis, c’est tout (ou presque!) le trafic « SigInt » (« Signals Intelligence ») qui y passe… La plus grande agence de renseignement électronique au monde est de toutes les crises, de toutes les guerres, de toutes les décisions politiques – elle veut tout entendre. Ses data centers avalent les données, elle trie, analyse, reconnaît. Selon le budget prévisionnel 2013 présenté au Congrès, elle emploierait 21.000 personnes, personnel et militaires confondus – plus pour d’autres.
 

« NSA, National Security Agency »

 
Mais l’adaptation est son défi est permanent. Le danger terroriste évolue, la surenchère technologique ne tarit pas et la quantité de données connaît une croissance exponentielle affolante : « aujourd’hui, en 48h, l’humanité produirait davantage de données qu’elle n’en a générées entre la préhistoire et 2003 » écrit Claude Delesse…
 
Les systèmes ennemis se développent, tout comme les « armées » privées de hackers. Et cryptage et décryptage deviennent des gageures constantes : la Chine et la Russie, en particulier, sont redoutées par les services américains, mais aussi l’Iran, la Corée du Nord… On se bat jusque dans le fond des océans pour garder une main mise sur les précieux câbles qui acheminent les télécommunications et desservent les pays.
 
Et c’est sans compter les menaces internes  : celles des « fuites »… Sa fameuse ligne de défense bâtie sur le secret a été passablement écornée par un certain lanceur d’alerte, en 2013 : Cincinnatus, alias Edward Snowden, fit paraître dans le Guardian une série de documents top secrets de la NSA pour qui il travaillait – la Russie où il a trouvé refuge vient de prolonger son droit d’asile de deux ans. Un vrai cataclysme qui démontra pour la première fois, en dur, « que la NSA s’affranchit des instances chargées de superviser ses activités et espionne massivement en toute liberté. »
 
A l’heure de la transparence, l’agence opte aujourd’hui pour une divulgation contrôlée – des milliers de textes ont été déclassifiés et rendus publics. Une infime médiatisation qui sert aussi, finalement, de dissuasion…
 

La sécurité ou la liberté ?

 
Il est certain que le secret est un gage de réussite, que ce travail de l’ombre a sauvé des vies, lors de la seconde guerre mondiale, rappelait le 13e directeur de la NSA, lors d’une conférence… Mais le secret, c’est aussi le pouvoir, et le risque est grand, qu’au nom d’une « guerre globale contre le terrorisme », l’on se mette à développer des dérives technologiques intrusives, au mépris de toute vie privée.
 
Car c’est bien le terrorisme qui a donné à la NSA toutes ses lettres de noblesse et plus précisément ce fameux 11 septembre. On a peut-être pointé, alors, la faillite du renseignement, mais on a aligné les zéros sur les chèques. Et le Patriot Act lui a facilité la tâche au niveau « légal », car tout ou presque lui fut dès lors permis, puisque c’était pour un principe légitime de sécurité nationale et de sécurité globale !
 
Mais jusqu’où peut-on aller ? C’est encore une question de curseur, et tous ne le positionnent pas au même endroit. Quand la NSA et sa branche « Follow the money » espionnait les transferts bancaires en 2006 de l’agence Swift, c’était peut-être pour repérer les financements djihadistes, mais tout le trafic des entreprises étrangères y passait…
 
Dès le début des années 70, les media américains ont accusé les agences de renseignement de violation du 4ème Amendement de la Constitution. « Un système de mandats et de révisions judiciaires » avait bien été instauré en 1978 (FISA), mais le 11 septembre a décidément changé les règles.
 

« Éliminer la vie privée à l’échelle mondiale » ?

 
Un prétexte, le terrorisme ? Sûrement, en partie. Si l’on examine, d’ailleurs, les cinq missions prioritaires pour les agences de renseignement dans le budget prévisionnel de 2013, la lutte contre le terrorisme n’apparaît qu’en deuxième position, la première étant consacrée au renseignement d’alerte d’ordre politique, économique, et social… Et les rapports annuels de la NSA à la Maison Blanche font peu cas d’attentats évités.
 
Faut-il y voir, alors, à l’instar du journaliste Glenn Greenwald (qui publia les documents de Snowden), une véritable volonté « d’éliminer la vie privée à l’échelle mondiale » ?! Pour lui, c’est certain : « Ils souhaitent que plus aucune communication humaine transmise par voie électronique n’échappe à leur réseau de surveillance ».
 
Claude Delesse parle aussi d’« une ambition panoptique d’espionnage généralisé », empruntant le mot au philosophe Jeremy Bentham qui a inventé le panoptique, tour centrale architecturalement conçue pour que le surveillant soit invisible et que chaque prisonnier ignore s’il est surveillé…. « Le pouvoir ne s’expose plus, il est automatisé et individualisé ».
 

La « posture d’offuscation » des partenaires obligés

 
Et qu’en disent les « surveillés » ?! Il y a comme une posture publique sur le sujet : celle de l’offuscation. Réelle parfois, comme la réaction de la présidente du Brésil, Dilma Roussef, quand elle se rendit compte, en 2013, que son portable personnel était écouté depuis dix ans par les Etats-Unis… Mais le plus souvent, elle est de façade, à destination d’un public désireux de transparence chez qui ce genre de révélations réveillent un sentiment national soudain.
 
Car, la plupart des pays occidentaux – et les « FiveEyes » : États-Unis, Grande Bretagne, Nouvelle-Zélande, Canada, Australie – collaborent avec le système américain qui leur fait bénéficier en retour d’un certain nombre de services, indispensables. Une « collaboration » dont ils connaissent le prix… mais qu’ils payent sans sourciller. Signe qui ne trompe pas : Edward Snowden ne put trouver asile chez aucun d’entre eux.
 
Cette « posture » de l’offuscation, on la retrouve chez les géants du Web, les grands acteurs d’Internet américains. Avant 2013 et les révélations du Guardian, les Google, Facebook, YouTube, Skype, Yahoo !, Apple et autres Microsoft, étaient tous extrêmement dociles aux demandes de la NSA… qui opérait, via un certain nombre de programmes (dont PRISM), un vaste recueil « non ciblé » de leurs données. Depuis le scandale Snowden, ce sont les grandes lettres ouvertes pour s’offusquer d’une situation qu’ils avalisaient… L’enjeu économique n’est pour eux, pas des moindres, face à des clients mécontents, mais ils connaissent aussi leurs limites face aux desiderata étatiques.
 

La domination du cyberespace, au XXIe siècle

 
Car elle est grande la propension américaine à superviser, fouiller et connaître ! Les intérêts politiques sont prégnants, l’importance commerciale et sociale également immense : la NSA est « un instrument indéniable de la guerre économique, des actions d’entrisme, des manœuvres d’encerclements de marchés et des espaces scientifiques ou culturels ». La domination du cyberespace au XXIe siècle vaut la domination des mers au XIXe siècle, disait un directeur de la NSA.
 
Claude Delesse insiste particulièrement sur ce « leadership » d’outre-Atlantique, venu de l’Etat profond, qui n’a pas de couleur politique officielle, et s’est vérifié avec tous les gouvernements, de Bush à Obama, en passant par Nixon : tous ont fait de la NSA un outil de pouvoir et de domination.
 
Curieusement, le drapeau des libertés publiques, la vie privée des citoyens espionnés se retrouvent défendus aujourd’hui par une certaine gauche, qu’on trouve incarnée par le journaliste d’investigation Glenn Greenwald, au cœur de la nébuleuse des lanceurs d’alerte. Le mondialisme de demain passe sans doute aussi par un dépassement de ce « leadership » américain…
 
Et qu’en sera-t-il de la présidence Trump ? L’auteur pointe la présence de Peter Thiel, parmi ses conseillers, dont la start-up « Palantir » aurait apporté un soutien à la NSA dans son programme d’espionnage (révélations de The Intercept, le 22 février 2017). Mais l’heure est plutôt à l’inquiétude, car Donald Trump n’est pas ami ami avec la communauté du renseignement… et ce n’est pas, là, par conviction mondialiste !
 

Clémentine Jallais

 
NSA National Security Agency Claude Delesse