La Banque centrale européenne a vu son influence dangereusement renforcée, et l’ensemble du système monétaire axé sur l’euro devient insupportable dans sa forme actuelle, vient de prévenir un des fondateurs de l’union monétaire en personne, Otmar Issing, 80 ans, premier économiste en chef de la BCE et acteur central lors de l’élaboration de la monnaie unique.
« Un jour ou l’autre, ce château de cartes va s’effondrer », a tranché cet économiste allemand ancien membre du comité exécutif de la BCE et conseiller de Goldman Sachs. Pour lui, l’euro a été trahi par les dirigeants politiques. Il déplore que l’expérience ait été pervertie dès son origine et ait dégénéré dans un fiscalisme débridé qui, une fois de plus, provoque de graves pathologies, écrit Ambrose Evans-Pritchard dans le Daily Telegraph.
Le système de l’euro est chaotique, accumulant les crises
« D’un point de vue objectif, c’est un exemple de système chaotique, titubant d’une crise à une autre ; il est difficile de prévoir combien de temps cela va encore durer, mais cela ne peut pas être éternel », a déclaré Issing au journal Central Banking, dans une remarquable analyse critique du projet qu’il a lui-même contribué à mettre en place.
Ces propos rappellent que la zone euro n’a jamais résolu la question de son incohérence structurelle. Une combinaison trompeuse de pétrole bradé, d’assouplissement quantitatif et d’une moindre austérité fiscale a masqué cet état de fait, assure-t-il, mais les situations temporaires finissent rapidement par disparaître.
La monnaie unique va de nouveau être mise à l’épreuve lors du prochain ralentissement conjoncturel, sous-tendu cette fois par des dettes, un chômage élevé et une plus grande usure des régimes politiques. Le professeur Issing critique sévèrement la Commission européenne, estimant qu’elle est l’émanation de forces politiques qui ont renoncé à faire appliquer les règles. « La question morale est prépondérante », estime-t-il.
Otmar Issing accuse la Commission européenne
La BCE achète désormais des emprunts d’entreprises qui sont presque du papier à hauts risques, et ces réductions de dettes peuvent quasiment s’assimiler à une baisse de la note de crédit. La Banque centrale européenne « est sur une pente glissante » et, du point de vue de M. Issing, a compromis l’avenir de la monnaie unique en refinançant les Etats en faillite, en violation flagrante des traités européens : « Le Pacte de croissance et de stabilité a plus ou moins échoué. La discipline de marché a disparu avec les interventions de la BCE. Il n’existe pas de mécanisme de contrôle fiscal pour les marchés et les gouvernements. Autant d’éléments qui préparent l’effondrement de l’union monétaire. » « La clause de non-sauvetage est violée chaque jour », ajoute-t-il, qualifiant le feu vert donné par la Cour européenne de justice aux mesures de refinancement de « borné » et d’« idéologique ».
« La BCE a franchi le Rubicon » et se retrouve dans une position intenable, tentant en vain de concilier ses rôles contradictoires de régulateur bancaire, de soutien de la Troïka dans ses missions de sauvetage et d’agent de la politique monétaire. Son intégrité financière est de plus en plus menacée. La BCE détient d’ores et déjà plus de mille milliards d’euros en obligations achetées contre des taux d’intérêt « artificiellement bas » voire négatifs, entraînant d’énormes moins-values quand les taux d’intérêts repartiront à la hausse. « Une sortie de la politique d’assouplissement quantitatif devient de plus en plus difficile, ses conséquences devenant potentiellement de plus en plus désastreuses », prévient-il.
Les fondateurs de l’euro ne voulaient-ils pas du fédéralisme ?
Issing met solennellement en garde : « La réduction volontaire de la qualité des collatéraux éligibles au rachat est un problème crucial. La BCE achète à ce jour des obligations d’entreprises qui sont proches du niveau de crédibilité des obligations pourries, et ce prétendu assainissement peut difficilement supporter une baisse d’un cran de la note de crédit. Le risque que font peser de telles actions d’une banque centrale sur sa réputation aurait été impensable par le passé. »
Les dirigeants des Etats lourdement endettés ont menti à leurs électeurs en leur administrant des tranquillisants, affirmant qu’une sorte d’union fiscale ou de mutualisation de la dette allait enfin bientôt intervenir. Or il est exclu que survienne une union politique ou que soit créé un ministère européen des Finances, ce qui exigerait de toutes façons un changement fondamental de la constitution allemande – une éventualité impensable dans l’environnement politique actuel. Le projet européen doit donc soit se poursuivre sous la forme d’une union d’Etats souverains, ou disparaître.
Il fallait certes fournir aux Grecs une aide généreuse, mais seulement après qu’ils seraient revenus à un taux de change crédible, c’est-à-dire après avoir restauré leur drachme. Le professeur Issing a chiffré le premier plan de sauvetage de la Grèce en 2010 comme l’équivalent d’un renflouement des banques allemandes et françaises, insistant sur le fait qu’il eût été bien plus judicieux d’exclure la Grèce de la zone euro, ce qui aurait constitué une leçon salutaire pour tous les autres.
La fuite en avant du fédéralisme de Delors : erreur historique… ou plutôt idéologique
Ces critiques vont ulcérer tous ceux qui, à la BCE ou au FMI, ont hérité de cette situation inttenable et vont devoir gérer un avenir instable et inquiétant. La crainte principale est celle d’une réaction en chaîne impliquant l’Espagne et l’Italie, détonateur d’un effondrement financier. Ce cas de figure s’est présenté deux fois et est demeuré un risque évident jusqu’à ce que Berlin change de pied et accepte de laisser la BCE consolider les marchés obligataires italien et espagnol en 2012. Nombreux furent ceux qui prétendirent que cette crise devenait menaçante parce que précisément la BCE refusait de se poser en ultime recours. Le professeur Issing et d’autres représentants de la Bundesbank étaient les principaux avocats de ce refus.
Jacques Delors, père fondateur politique de l’euro, dans sa candide déclaration post-mortem publiée le mois dernier, reconnaissait l’échec de l’union monétaire européenne, mais contestait véhémentement les positions d’Issing sur l’origine du problème. La fondation Delors plaide pour un gouvernement économique supranational avec une mutualisation de la dette et un trésor commun. Elle prône une politique publique expansionniste pour casser un « cercle vicieux » et éviter une deuxième « décennie perdue ». « C’est essentiel et urgent : bientôt, l’Europe sera touchée par une nouvelle crise économique. Nous ne savons pas si elle surviendra dans six semaines, six mois ou six ans. Mais sous sa forme actuelle, il est probable que l’euro n’y survivra pas », assure Delors dans ce texte.
Otmar Issing n’est pas un nationaliste allemand. Il reste ouvert à l’idée de véritable Etats-Unis d’Europe construits sur un modèle original. Mais il a mis en garde à maintes reprises contre la tentation de forcer le rythme de l’intégration ou de réaliser un fédéralisme à l’insu des peuples. Un tel système entamerait la souveraineté budgétaire des Etats membres et violerait le principe liant l’impôt au vote d’une représentation populaire. Il dénonce le récent projet européen « d’entité fiscale », redoutant qu’il engendre un pouvoir totalitaire dévoyé, aux compétences sans limites touchant à des sujets sensibles de la vie nationale, sans contrôle démocratique.
L’euro sans l’uniformité politique vouée à l’échec
Or « la convergence n’a pas accéléré après 1999, bien au contraire. A partir de ce moment-là, plusieurs pays ont même commencé à suivre des politiques allant dans la mauvaise direction », explique Issing. Une série d’Etats ont laissé filer les salaires, négligeant les mises en garde selon lesquelles ce type de laisser-aller aurait des conséquences fatales dans le cadre d’une union monétaire. « Au long des huit premières années, les coûts unitaires du travail au Portugal ont bondi de 30 % par rapport à l’Allemagne. Jadis, l’escudo aurait été dévalué de 30 % et les choses seraient plus ou moins revenues à leur état antérieur », explique-t-il. « Un assez grand nombre de pays, parmi lesquels l’Irlande, l’Italie et la Grèce, se sont comportés comme s’ils pouvaient encore dévaluer leur monnaie », poursuit-il. Le point capital est qu’une fois qu’un Etat fortement endetté a perdu 30 % de sa compétitivité dans un système de changes fixes, il est à peu près impossible de récupérer le terrain perdu dans le monde quasiment déflationniste qui est le nôtre aujourd’hui.
C’est devenu un piège. L’ensemble de la zone euro est caractérisée aujourd’hui par une tendance à la contraction économique. La déflation s’autoalimente. Les théories germaniques et puristes d’Otmar Issing, seules, n’apportent pas de réponse convaincante à ce défi.