38 voix contre, 31 pour, 2 abstentions : au cours du débat historique qui s’est achevé vers 3 heures du matin ce jeudi par un vote pour le respect de la vie, le Sénat argentin s’est prononcé conformément aux pronostics pour le respect de la vie des enfants à naître, à une assez large majorité, sans que prenne forme une fronde annoncée de la part des deux abstentionnistes dont on pensait qu’ils proposeraient avant la levée de séance un nouveau projet de dépénalisation dans la foulée. Mais la culture de mort étant ce qu’elle est, ce rejet de la proposition de légalisation de l’avortement a été commentée dans la presse argentine comme une simple étape dans un débat désormais « installé », et donc à poursuivre de l’avis de tous. L’Argentine a vécu cette longue journée de débats dans une atmosphère passionnée, pro-mort et pro-vie se faisant face par centaines de milliers aux abords du siège du Sénat. L’ancienne présidente argentine, Cristina Kirchner, a voté pour l’avortement.
Des incidents violents et des arrestations ont eu lieu dans la foulée du vote du côté des partisans du « oui » à la légalisation : jets de pierre contre la police et incendies volontaires ont eu lieu après que la plupart des manifestants se furent retirés.
On a mis en avant, aussitôt le vote acquis, l’idée qu’on se trouvait entre deux « extrêmes » : la légalisation immédiate de l’avortement comme « droit » à part entière pendant les 14 premières semaines de la grossesse (et au-delà en cas de viol, malformation fœtale, etc.), et le rejet pur et simple, maintenant la pénalisation de l’avortement, même si par la voie des tribunaux, des exceptions ont déjà été mises en place dans plusieurs provinces argentines. Voilà qui annonçait d’emblée la nouvelle stratégie qui se déploiera dans les semaines à venir en Argentine : la tentative de mise en place d’une loi qui ne dépénalise plus que de manière exceptionnelle. On sait depuis la loi Veil qu’une fois le coin enfoncé dans la porte, le reste suit, tout logiquement.
Non à l’avortement : rejet de la proposition de légalisation par le Sénat argentin
A peine la loi avait-elle été rejetée que la presse argentine annonçait la volonté du gouvernement de contourner l’obstacle. Selon le journal Clarín, le gouvernement de Mauricio Macri envisage déjà d’inclure une mesure de dépénalisation en faveur des femmes ayant recours à l’avortement dans le projet de réforme du code pénal qui sera présenté au Congrès avant la fin de ce mois d’août. C’est un pas que la « Casa Rosada » – la « Maison Rose » qui abrite la résidence du président ainsi que le lieu de réunion de l’exécutif – juge moins controversé, donc plus susceptible de réunir l’adhésion des députés et des sénateurs. L’écart entre les deux camps n’est pas suffisant pour écarter le succès de cette démarche si elle devait être entreprise.
Toute la journée de mercredi a été marquée dans l’entourage de Mauricio Macri – qui avait pourtant juré au cours de sa campagne présidentielle qu’il « protégerait la vie » – par la mise en place d’un plan B en cas de rejet (de plus en plus prévisible à mesure que les sénateurs dévoilaient leurs intentions de vote) de la légalisation par le Sénat. Le président lui-même s’était contenté le matin de dire que la démocratie gagnerait quel que soit le résultat du vote sénatorial, et on raconte qu’il ne suivit pas le débat, enchaînant réunion sur réunion.
Après le rejet de la proposition de légalisation de l’IVG, Mauricio Macri envisage une réécriture des articles du code pénal sur l’avortement
Mais la démocratie a donc des limites, puisque le gouvernement argentin est disposé à forcer la marche en prenant un chemin de traverse. Alors que Macri s’était prononcé pour « la défense de la vie », on sait qu’il déclare en privé « que le thème central est le droit des femmes de décider ». On s’apprêterait donc selon Clarín à mettre en place un dispositif pénal dans lequel l’avortement demeurerait un délit, seule la femme subissant l’acte échappant aux sanctions maintenues au niveau actuel. Le texte devrait être prêt d’ici à 15 jours. On arguera que les femmes qui avortent le font souvent sous pression et elles en subissent déjà la peine « interne » par la souffrance qu’engendre cet acte – et il semble que l’Eglise en Argentine puisse envisager de soutenir un tel projet… Mais celui-ci est revêtu ici d’une hypocrisie évidente, puisque des exceptions « justifiant » certains avortements sont prévues, rendant le soutien des pro-vie en théorie impossible – on verra ce qu’ils feront.
Il est en effet question de graver dans la loi modifiée les mesures mises en place par la Cour suprême en 2012, qui obligent les pouvoirs publics à mettre en place un protocole d’assistance médicale garanti pour les avortements consécutifs à un viol ou en cas de risque pour la vie de la femme. Cela revient à une légalisation de l’avortement – et même à une contrainte puisque le corps médical se verrait obligé de le pratiquer dans certains cas – par le biais des « cas limite » présentés comme exceptionnels. Outre qu’il s’agit dans tous les cas de l’élimination d’un être humain innocent, l’hypothèse de l’avortement « garanti » en cas de viol, en particulier, ouvre largement les portes puisque les femmes qui demanderont à en bénéficier n’ont pas à apporter la preuve du viol qu’elles diront avoir subi.
La leçon de ce vote est pourtant claire : aujourd’hui, dans un grand pays démocratique occidental, grâce notamment à l’implication de l’Eglise catholique – puisque les évêques argentins ont pris clairement position et ont soutenu des mouvements pro-vie de leur pays, non sans organiser une messe pour la vie le jour même des débats devant le Sénat – la victoire des partisans de l’avortement ne va pas de soi. Mais la mobilisation épiscopale n’a vraiment eu lieu qu’à la suite du vote favorable à l’avortement de la part de la chambre des députés.
Est-il vrai qu’ils ont d’abord peur d’un effet contre-productif, comme cela se raconte dans la presse argentine ? Le fait est qu’ils ont dans un premier temps appelé à « un dialogue sincère et profond qui puisse répondre à ce drame, écouter les différentes voies et les légitimes préoccupations qui traversent ceux qui ne savent pas comment agir, sans disqualifications, ou violence ou agression ». Et d’ajouter qu’il y avait d’autres « problèmes sociaux » à traiter. On les a même entendus, au mois d’avril, faire une sorte d’autocritique où l’Eglise était présentée comme n’ayant pas fait assez pour les femmes poussées à avorter « dans un contexte de souffrances et de limites, et qui subissaient dans la solitude les conséquences de cette décision ».
En Argentine, l’Eglise aura fini par donner de la voix contre l’avortement
Les organisations pro-vie ne l’entendirent pas de cette oreille, affirmant qu’il fallait agir vite et fort – de ce point vue-là, l’Eglise aura été à la traîne. Mais face à l’urgence créée par le vote de la chambre basse, les évêques argentins en consenti à « cléricaliser » le débat et à invoquer des arguments proprement religieux, rappelant notamment aux sénateurs que « l’on ne peut être catholique et donner son soutien à une loi d’avortement ». Et il y eut – enfin, là aussi – l’intervention du pape François, qui sans viser directement son pays natal compara l’avortement en cas de maladie fœtale « à la pratique des nazis pour assurer la pureté de la race : c’est la même chose, mais en gants blancs ».
Pour finir, l’épiscopat argentin en tant que tel a affirmé son soutien et son encouragement aux diverses initiatives et marches pour la vie qui se sont multipliées lors de la dernière ligne droite avant le vote de ce jeudi matin.
Cette situation a suscité la mobilisation publique des partisans d’une plus nette séparation de l’Eglise et de l’Etat : leurs mouchoirs orange sont venus s’ajouter aux mouchoirs verts du camp de l’avortement libre – verts comme écolos, gauchistes, partisans de la pensée unique mondiale – et aux drapeaux argentins bleus et blancs brandis par les défenseurs de la vie.
Le vote favorable au projet de légalisation de l’avortement par la chambre des députés avait constitué une surprise : c’est au terme de près de 23 heures de débats sans interruption que la chambre basse a voté une courte majorité (129 pour, 125 contre, 1 abstention) pour le projet mis en place sous l’impulsion d’agitateurs qui ont fait pression dans la rue pour obtenir que la question soit portée devant le législateur. C’est à la suite de ce vote qu’une quarantaine d’évêques ont célébré une messe pour la vie au sanctuaire de la Vierge de Lujan, en présence de milliers de fidèles, début juillet. Mgr Oscar Ojea, président de la conférence épiscopale d’Argentine, déclarait alors : « Ce serait la première fois qu’en Argentine, en temps de démocratie, on adopterait une loi qui légitime l’élimination d’un être humain par un autre être humain. »