« Ça suffit ! » : le P. Clodovis Boff en appelle aux évêques pour remettre le Christ au centre

Clodovis Boff Christ centre
 

Comme son frère Leonardo, aujourd’hui défroqué, marié (et très apprécié de feu le pape François), Clodovis Boff est entré dans les ordres au Brésil, son pays natal, a été ordonné prêtre et a embrassé la théologie de la libération. Mais Frère Clodovis, au contraire de l’inventeur du « cri des pauvres » et du « cri de la Terre » en est revenu, renonçant clairement en 2007 à cette idéologie qui a gangréné l’Eglise catholique en Amérique latine. Auteur d’un livre sur La crise de l’Eglise catholique et la théologie de la libération, que nous évoquions ici, le religieux servite vient de signer une lettre ouverte aux évêques du CELAM, le Conseil épiscopal latino-américain et caribéen pour dénoncer les graves dérives qu’ils continuent de soutenir en mettant la foi catholique sous le boisseau.

Le fond de sa pensée tient en quelques mots : l’Eglise s’est focalisée, dans le continent sud-américain, sur le « social » : elle a déplacé le Christ de sa place centrale pour le remplacer par la « catégorie sociologique du pauvre », comme le souligne le site InfoCatólica en publiant cette lettre mercredi.

Son constat est amer, son jugement radical : la crise de la foi dans le continent a été fabriquée par une hiérarchie catholique qui n’a plus parlé de la grâce, du salut, du ciel et de l’enfer, de l’oraison et de l’adoration, de la dévotion à la Mère de Dieu… Elle est la conséquence de la disparition du religieux et du spirituel.

Nous vous proposons ci-dessous la traduction intégrale de sa lettre, qui est un document fondamental pour comprendre le monde d’aujourd’hui et l’état de la foi. N’oublions pas que, si la théologie de la libération dans sa forme la plus accomplie a sévi et continue de sévir dans les terres qui l’ont vu naître à travers les priorités qu’elle impose, son errement majeur, qui est d’oublier la primauté absolue de Notre Seigneur Jésus-Christ (et la priorité du salut sur le bien-être social) se retrouve trop souvent dans la prédication et dans les préoccupations d’évêques et de prêtres qui à travers le monde n’ont pas encore rompu avec l’esprit soixante-huitard. Alors même que tant de jeunes prêtres et de jeunes tout court manifestent justement leur attachement à la centralité du Christ et la recherche de son Royaume, par laquelle nous est assurée de recevoir « tout le reste par surcroît ».

Car le diagnostic du mal porte avec lui la solution : il s’agit de remettre le Christ au centre. Comme le fait, au demeurant, notre nouveau pape qui a forcément connu la théologie de la libération en tant que missionnaire au Pérou. La presse italienne prête même à Robert Prevost une proximité avec le « père » de la théologie de la libération, le P. Gustavo Gutiérrez, mort en 2024.

On ne trouve pas vraiment de traces certaines de cela dans les sources péruviennes disponibles sur internet. Qu’il l’ait connu et apprécié humainement semble acquis. Pour le reste… Eh bien, pour le reste, à ce jour, toutes les prises de parole publiques du pape Léon XIV parlent du Christ, du Christ et encore du Christ. Comme si son cœur en débordait. Elle est là, notre espérance actuelle. – J.S.

 

*

Lettre ouverte du P. Clodovis Boff aux évêques du CELAM

 

Chers frères évêques,

J’ai lu le message que vous avez publié à l’issue de la 40e Assemblée qui s’est tenue à Rio fin mai. Quelle bonne nouvelle ai-je trouvée dans ce message ? Pardonnez-moi ma franchise : aucune. Vous, les évêques du CELAM, vous répétez toujours la même rengaine : social, social, social. Cela fait déjà cinquante ans que vous le répétez.

Chers frères aînés, ne voyez-vous pas par hasard que cette musique agace ? Quand nous donnerez-vous la bonne nouvelle de Dieu le Père, du Christ et de son Esprit ? De la grâce et du salut ? De la conversion du cœur et de la méditation de la Parole ? De la prière et de l’adoration, de la dévotion à la Mère du Seigneur et d’autres thèmes similaires ? En définitive, quand nous annoncerez-vous un message véritablement religieux et spirituel ?

C’est précisément ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui, et ce que nous attendons depuis longtemps. Les paroles du Christ me viennent à l’esprit : « Vos enfants vous demandent du pain, et vous leur donnez des pierres » (Mt 7, 9). Même le monde laïque en a assez de la sécularisation ; il recherche la spiritualité. Mais vous continuez à leur offrir du social, toujours du social ; et pour ce qui est du spirituel, à peine quelques miettes. Et dire que vous êtes les gardiens de la richesse la plus importante, celle dont le monde a le plus besoin, et que d’une certaine manière, vous la lui refusez ! Les âmes réclament du surnaturel, et vous insistez pour leur donner le naturel. Ce paradoxe est évident même dans les paroisses : tandis que les laïcs se complaisent à afficher les signes de leur identité catholique (croix, médailles, foulards et chemisiers à motifs religieux), les prêtres et les religieuses vont à contre-courant et apparaissent sans aucun signe distinctif.

Pourtant, vous osez affirmer avec conviction que vous entendez les « cris » du peuple et que vous êtes « conscients des défis » actuels. Ecoutez-vous vraiment ou restez-vous à la surface ? Je lis votre liste des « cris » et des « défis » actuels et je constate qu’il ne s’agit que de ce que disent les journalistes et les sociologues ordinaires. N’entendez-vous pas comment, du plus profond du monde, s’élève aujourd’hui un formidable cri vers Dieu ? Un cri que même de nombreux analystes non catholiques entendent déjà ? La raison d’être de l’Eglise et de ses ministres n’est-elle pas précisément d’entendre ce cri et d’y répondre, d’y apporter une réponse vraie et complète ? Les gouvernements et les ONG sont là pour répondre aux cris sociaux. L’Eglise, sans doute, ne peut rester en marge, mais elle n’est pas l’actrice principale dans ce domaine. Son champ d’action est autre, et bien plus élevé : répondre précisément au cri qui cherche Dieu.

 

Clodovis Boff : les évêques sont d’abord des « ministres du Christ »

Je sais que vous, en tant qu’évêques, endurez nuit et jour la pression de l’opinion publique qui vous invite à vous définir comme « progressistes » ou « traditionalistes », « de droite » ou « de gauche ». Mais ces catégories conviennent-elles aux évêques ? Ne sont-ils pas plutôt des « hommes de Dieu » et des « ministres du Christ » ? Saint Paul est catégorique à ce sujet : « Que les hommes nous considèrent comme des ministres du Christ et des administrateurs des mystères de Dieu » (1 Co 4, 1). Il n’est pas inutile de rappeler ici que l’Eglise est avant tout un « sacrement de salut » et non une simple institution sociale, progressiste ou non. Elle existe pour proclamer le Christ et sa grâce. C’est là sa fin première, son engagement majeur et permanent. Tout le reste est secondaire. Pardonnez-moi, chers évêques, si je vous rappelle ce que vous savez déjà. Mais si vous le savez, pourquoi tout cela n’apparaît-il pas dans votre message et dans les écrits du CELAM en général ? A leur lecture, on en arrive presque inévitablement à la conclusion qu’aujourd’hui, la grande préoccupation de l’Eglise sur notre continent n’est pas la cause du Christ et son salut, mais des causes sociales, telles la justice, la paix et l’écologie, que vous mentionnez dans votre message comme une rengaine.

La lettre que le pape Léon a adressée au CELAM, par l’intermédiaire de son président, évoque elle-même sans équivoque « l’urgence de rappeler que c’est le Ressuscité, présent parmi nous, qui protège et guide l’Eglise, la ravivant dans l’espérance », etc. Le Saint-Père leur rappelle également que la mission propre de l’Eglise est, selon ses propres termes, « d’aller à la rencontre de tant de frères et sœurs pour leur annoncer le message de salut de Jésus-Christ ». Cependant, quelle fut leur réponse au Pape ? Dans la lettre qu’ils lui ont écrite, ils ne se sont aucunement faits l’écho de ces avertissements papaux. Au lieu de lui demander de les aider à maintenir vivante dans l’Eglise la mémoire du Ressuscité et le salut de leurs frères dans le Christ, ils lui ont demandé de les soutenir dans leur lutte pour « promouvoir la justice et la paix » et « dénoncer toute forme d’injustice ». En résumé, ils ont répété au Pape le même refrain : « social, social… », comme si lui, qui a travaillé parmi nous pendant des décennies, n’avait jamais entendu cela. Vous direz peut-être : « toutes ces vérités sont évidentes, il n’est pas nécessaire de les répéter sans cesse ». Ce n’est pas vrai, chers évêques. Nous devons les répéter chaque jour avec une ferveur renouvelée, sans quoi elles seront perdues. S’il n’était pas nécessaire de les répéter sans cesse, pourquoi le pape Léon les a-t-il rappelées ? Nous savons ce qui se passe lorsqu’un homme tient pour acquis l’amour de sa femme et ne se soucie pas de le nourrir. Cela s’applique infiniment plus en ce qui touche la foi et à l’amour du Christ.

 

Clodovis Boff : « La primauté du Christ-Dieu »

Certes, le vocabulaire de la foi n’est pas absent de leur message. J’y lis : « Dieu », « Christ », « évangélisation », « résurrection », « Royaume », « mission » et « espérance ». Cependant, ces mots sont utilisés dans le document de manière générique. On n’y trouve pas un contenu spirituel clair. Ils font plutôt penser à la rengaine habituelle « social, social et encore social ». Prenons, par exemple, les deux premiers mots, qui sont fondamentaux et plus que primaires pour notre foi : « Dieu » et « Christ ». Pour ce qui est de « Dieu », ils le mentionnent seulement dans les expressions stéréotypées « Fils de Dieu » et « Peuple de Dieu ». Mes frères, cela n’est-il pas stupéfiant ? Quant à « Christ », il n’apparaît que deux fois, et les deux fois en passant. L’une d’elles est lorsque, rappelant les 1.700 ans de Nicée, ils parlent de « notre foi en Christ Sauveur », chose très importante en soi, mais qui est dénuée de pertinence dans leur message. Je me demande pourquoi nous ne profitons pas de cette immense vérité dogmatique pour redire avec ferveur la primauté du Christ-Dieu, qui est aujourd’hui si peu présente dans la prédication et la vie de notre Eglise.

Vos Excellences déclarent, à juste titre, que vous souhaitez une Eglise qui soit « maison et école de communion » et, en outre, « miséricordieuse, synodale et en sortie ». Qui ne souhaite pas cela ? Mais où est le Christ dans cette image idéale de l’Eglise ? Une Eglise qui n’a pas le Christ comme raison d’être et de parler n’est, selon les mots du pape François, qu’une « pieuse ONG ». N’est-ce pas précisément vers cela que tend notre Eglise ? Dans le meilleur des cas, au lieu de devenir agnostiques, les fidèles deviennent parfois évangéliques. Quoi qu’il en soit, notre Eglise perd ses brebis. Nous voyons autour de nous des églises, des séminaires et des couvents vides. Dans notre Amérique, sept ou huit pays ne sont plus majoritairement catholiques. Le Brésil lui-même est en passe de devenir « le plus grand pays ex-catholique du monde », selon les termes d’un écrivain brésilien connu [Nelson Rodrigues]. Cependant, ce déclin continu ne semble pas vous préoccuper beaucoup. Je pense à la dénonciation du prophète Amos aux dirigeants du peuple : « Ne vous affligez pas pour la ruine de Joseph » (Am 6, 6). Il est étrange que, face à un déclin aussi évident, vous n’en disiez pas un mot dans votre message. Plus grave encore, le monde non catholique parle davantage de ce phénomène que les évêques, qui préfèrent se taire. Comment ne pas rappeler ici l’accusation de « chiens muets » portée par saint Grégoire le Grand et reprise il y a quelques jours par saint Boniface [dans l’office des lectures] ?

Il est certes vrai que l’Eglise dans notre Amérique ne se trouve pas seulement dans un processus déclin, mais d’ascension. Vous affirmez vous-mêmes dans votre message que le cœur de notre Eglise « continue de battre avec force » et qu’elle fait germer « des semences de résurrection et d’espérance ». Mais où sont ces « graines », chers évêques ? Elles ne semblent pas se trouver dans le domaine social, comme vous pourriez l’imaginer, mais dans le domaine religieux. On les trouve surtout dans les paroisses renouvelées, ainsi que dans les nouveaux mouvements et communautés, fécondés par ce que le pape François a appelé le « courant de grâce charismatique », dont le Renouveau charismatique catholique est la forme la plus connue. Bien que ces expressions de spiritualité et d’évangélisation constituent la partie ecclésiale qui remplit le plus nos églises (et le cœur des fidèles), elles n’ont pas mérité une seule mention dans le message épiscopal. C’est pourtant là, dans ce vivier spirituel, que se trouve l’avenir de notre Eglise. Un signe éloquent annonçant cet avenir est celui-ci : alors que dans le domaine social, nous ne voyons désormais quasiment que des « têtes grisonnantes », dans le domaine spirituel, nous pouvons observer un afflux massif de jeunes d’aujourd’hui.

 

Quand le Christ est au centre, on fait tout en son nom

Chers évêques, je crois déjà entendre votre réaction étouffée, voire indignée : « Mais alors, avec ce discours prétendument “spirituel”, l’Eglise devrait-elle désormais ignorer les pauvres, la violence sociale, la destruction écologique et tant d’autres drames sociaux ? Ne serait-ce pas là un signe d’aveuglement, voire de cynisme ? » D’accord, mes frères. Il est incontestable que l’Eglise doit s’impliquer dans de tels drames. La vraie question, cependant, est la suivante : lorsque l’Eglise s’implique dans ces drames, le fait-elle au nom du Christ ? Son intervention sociale et celle de ses militants sont-elles véritablement transformées par la foi et, plus précisément, même si cela peut paraître redondant, par la foi chrétienne ? En effet, si l’Eglise s’engage dans la lutte sociale sans être informée et animée par sa foi, sa foi christologique, elle ne fera pas plus que n’importe quelle ONG. Elle fera donc « un peu plus de la même chose » et, avec le temps, cela ira en s’aggravant : son action sociale sera incohérente, car sans le levain d’une foi vivante, la lutte sociale elle-même finit par se pervertir : de libératrice, elle devient idéologique et, finalement, oppressive. C’est l’avertissement lucide et sérieux que saint Paul VI (Evangelii nuntiandi 35) donnait à propos de la « théologie de la libération » alors émergente (un avertissement dont, d’après ce que nous avons vu, cette théologie n’a absolument pas tenu compte).

Chers frères aînés, permettez-moi de vous poser la question suivante : où souhaitez-vous mener notre Eglise ? Vous parlez beaucoup du « Royaume », mais quel est le contenu concret de ce « Royaume » ? Etant donné que vous parlez tant de construire une « société juste et fraternelle » (une autre de vos rengaines), on pourrait penser que cette société est le contenu central du « Royaume » que vous évoquez. Je ne nie pas qu’il y ait une part de vérité dans cela. Cependant, vous ne dites rien sur le contenu principal du « Royaume », c’est-à-dire le Royaume présent tant dans nos cœurs aujourd’hui que dans son accomplissement demain. Il n’y a pas d’eschatologie dans votre discours. C’est vrai : vous parlez deux fois d’« espérance », mais d’une manière si vague que, compte tenu de la tendance sociale de votre message, personne, en entendant ce mot sortir de votre bouche, n’élèverait son regard vers le ciel. Je ne nie pas, mes chers frères, que le ciel soit aussi votre « grande espérance », mais alors pourquoi cette honte de parler haut et fort, comme tant d’évêques de jadis, du « Royaume des Cieux », mais aussi de « l’enfer », de la « résurrection des morts », de la « vie éternelle » et d’autres vérités eschatologiques qui offrent tant de lumière et de force pour les luttes du présent, en plus de donner le sens ultime de toute chose ? Ce n’est pas que l’idéal terrestre d’une « société juste et fraternelle » ne soit pas beau et grandiose. Mais rien ne peut se comparer à la Cité céleste (Ph 3, 20 ; He 11, 10-16), dont, heureusement, par notre foi, nous sommes citoyens et ouvriers, tandis que vous, par votre ministère épiscopal, en êtes les grands artisans. Oui, vous contribuerez aussi à la Cité terrestre, mais ce n’est pas votre spécialité : celle-ci revient aux hommes politiciens et aux militants sociaux.

 

La lettre de Clodovis Boff dénonce le « social au centre »

J’aimerais croire que l’expérience pastorale de beaucoup d’entre vous, en tant qu’évêques, est plus riche et même plus diversifiée que celle qui ressort de votre message. En effet, les évêques, n’étant pas soumis au CELAM (qui n’est qu’un organe à leur service), mais uniquement au Saint-Siège (et, évidemment, à Dieu), ont la liberté d’imposer à leurs Eglises respectives la ligne pastorale qu’ils jugent la meilleure. Cela aboutit parfois à une dissonance légitime avec la ligne proposée par le CELAM. Il convient d’ajouter une autre dissonance : celle qui existe entre les riches documents des Conférences générales du CELAM et la ligne plus restrictive du CELAM lui-même. J’ajouterais, avec votre permission, une troisième dissonance, qui vous est plus proche : celle qui peut exister, et qui existe souvent, entre le magistère épiscopal et les organes de conseil théologique, c’est-à-dire entre les évêques et les rédacteurs de leurs documents. Cependant, malgré toutes ces divergences, qui nous donnent une vision très différente de la situation de notre Eglise, votre message pour le 70e anniversaire du CELAM semble refléter fidèlement la situation générale de notre Eglise : une Eglise qui donne la priorité au social sur le religieux. Et vous, évêques du CELAM, avez voulu profiter de votre 40e Assemblée générale pour « renouveler votre engagement » à poursuivre dans cette voie, c’est-à-dire en donnant la priorité au social. Et vous avez décidé de reprendre cette option avec toute votre détermination et de manière explicite, comme le montre la triple utilisation que vous avez faite des mots « renouveler » et « engagement ».

Je comprends, chers évêques, sans vouloir justifier quoi que ce soit, qu’en insistant, non sans raison, sur les questions sociales et leurs drames douloureux, vous ayez fini par reléguer au second plan les questions religieuses, sans pour autant nier leur primauté. C’est en effet un processus qui, presque à notre insu et non sans grand danger, a commencé à Medellín [lors de la deuxième Conférence générale de l’épiscopat latino-américain en 1968] et qui nous affecte. Cependant, vous savez par expérience que si l’on ne sort pas la question religieuse de cette obscurité le plus rapidement possible et qu’on ne l’expose pas à la lumière par des discours et des actes, sa primauté finit par se perdre. C’est ce qui est arrivé à la figure centrale du Christ : elle a fini par être reléguée au second plan. Si l’on continue à le confesser comme Seigneur et Tête de l’Eglise et du monde, c’est de manière superficielle, ou presque. La preuve de cette lente détérioration est sous nos yeux : le déclin de notre Eglise. Si nous continuons sur cette voie, nous déclinerons de plus en plus. Tout cela parce qu’avant de décliner en nombre, c’est malheureusement la ferveur de la foi, de la foi en le Christ, centre dynamique de l’Eglise, qui a malheureusement régressé. Comme vous pouvez le constater, mes frères, ce sont les chiffres qui nous interpellent tous, mais surtout vous, messieurs les évêques du CELAM, pour rectifier la ligne générale de notre Eglise, afin que, en reprenant avec ferveur notre option pour le Christ, celle-ci recommence à croître en qualité et en quantité.

 

Clodovis Boff : le Christ, « premier amour » de l’Eglise

Il est donc temps, et même grand temps, de sortir le Christ de l’ombre et de le ramener dans la pleine lumière. Il est temps de lui rendre sa primauté absolue, tant dans l’Eglise ad intra (dans la conscience individuelle, dans la spiritualité et dans la théologie) que dans l’Eglise ad extra (dans l’évangélisation, dans l’éthique et dans la politique). L’Eglise de notre continent a un besoin urgent de revenir à son véritable centre, à son « premier amour » (Ap 2, 4). Un de vos prédécesseurs, saint Cyprien, vous y exhortait en ces termes lapidaires : « Ne mettez rien avant le Christ » (Christo nihil omnino praeponere). En disant cela, chers évêques, vous demandé-je quelque chose de nouveau ? Absolument pas. Je vous rappelle simplement l’exigence la plus évidente de la foi, de la foi « ancienne et toujours nouvelle » : le choix absolu du Christ Seigneur, l’amour inconditionnel pour Lui, qui vous est particulièrement demandé à vous, comme Il l’a demandé à Pierre (Jn 21, 15-17). Il est donc urgent d’adopter et de pratiquer avec clarté et détermination un christocentrisme fort et systématique, un christocentrisme véritablement « absolu », comme l’a exprimé saint Jean-Paul II. Il ne s’agit absolument pas de tomber dans un christomonisme aliénant (notez le mot « christomonisme »). Il s’agit de vivre un christocentrisme ouvert, qui fermente et transforme tout : les personnes, l’Eglise et la société.

Si j’ai pris la liberté de m’adresser directement à vous, chers évêques, c’est parce que je constate depuis longtemps, avec consternation, des signes répétés que notre Eglise bien-aimée court un grave danger : celui de s’éloigner de son essence spirituelle, à son propre détriment et à celui du monde. Lorsque la maison est en feu, tout le monde peut crier. Comme nous sommes entre frères, je vous fais une dernière confidence. Après avoir lu votre message, j’ai ressenti quelque chose que j’avais éprouvé il y a près de 20 ans, lorsque, incapable de supporter plus longtemps les erreurs répétées de la théologie de la libération, une impulsion si forte a surgi du plus profond de mon âme que j’ai frappé du poing sur la table et dit : « Ça suffit ! Je dois parler. » C’est une émotion intérieure similaire qui me pousse à écrire cette lettre, dans l’espoir que le Saint-Esprit y soit pour quelque chose.

En demandant à la Mère de Dieu d’invoquer la lumière de cet Esprit sur vous, chers évêques, je signe en tant que frère et serviteur :

 

P. Clodovis M. Boff, OSM

Rio Branco (Acre), le 13 juin 2025, fête de saint Antoine, docteur de l’Eglise

 

Traduction par Jeanne Smits