Lula et les théologiens de la libération adoptent le langage de la Russie

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Même si le Brésil, désormais sous la houlette du socialiste Luiz Lula da Silva, n’a pas affiché un soutien sans conditions à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, son rapprochement avec Moscou est évident, et pas seulement sur le plan économique dans le cadre des BRICS. Lula s’applique à ne pas prendre parti dans le conflit, mais en adoptant l’analyse de la « multipolarité », et dans ce cadre il bénéficie d’un soutien révélateur : celui des théologiens de la libération. D’inspiration marxiste comme Lula – ils sont eux aussi écologistes et partisans des « droits » homosexualistes – ils proclament une même adhésion aux éléments de langage chers au camp russe.

Ainsi la gauche marxiste apparaît-elle comme alliée et, d’une certaine manière, porte-parole de Poutine, dont la légende dorée assure pourtant qu’il a rompu avec le communisme et qu’il promeut les valeurs traditionnelles, familiales – en un mot, « de droite ».

Ces amis de la Russie sont finalement autant de gauche et relativistes que l’Occident décrié par Poutine…

 

Lula, champion du non-alignement favorable à la position de la Russie

C’est ce que laisse comprendre une analyse du média catholique plutôt progressiste Crux dans un article mis en ligne mardi, qui affiche d’ailleurs le pape François comme partageant l’opinion de Lula et des libérationnistes.

Signée Eduardo Campos Lima, la réflexion fait suite au sommet du G7 au Japon, où le président Narendra Modi assurait après une rencontre avec Lula que, contrairement à ce qu’on croit communément, leurs deux pays ne sont pas neutres à l’égard de la guerre en Ukraine, mais sont favorables à « la paix ».

Le journaliste observe cependant que le Brésil de Lula, tout comme l’Inde, refuse d’approuver le soutien militaire occidental à l’Ukraine, et que la proposition de Lula de rencontrer Zelensky en vue d’une médiation de paix réalisée par un bloc constitué de « pays non alignés » a capoté, le président ukrainien n’ayant pas honoré le rendez-vous.

« Pays non-alignés » : l’expression renvoie évidemment – et bien des commentateurs actuels le soulignent – à la Guerre froide et à ce groupe de nations qui, sans se ranger ouvertement du côté soviétique, formaient une force mondiale créée autour du président Tito en 1961, en un temps où – comme le racontait en 1982 Anatoliy Golitsyne, ancien du KGB dans Des mensonges pas si nouveaux – une fausse rupture s’affichait entre l’URSS et la Yougoslavie. De fait, les non-alignés favorisaient la « libération » et la lutte contre le colonialisme et, sans prendre parti pour les Soviétiques (qui en furent largement bénéficiaires, au point que les non-alignés pouvaient être considérés comme leurs alliés objectifs), s’alignaient bel et bien contre l’Occident. Leur position en faveur d’une « troisième » voie entraient – tout comme la Guerre froide d’ailleurs – dans le schéma dialectique tendu vers l’avènement de la Révolution.

Du côté des théologiens de la libération qui ont ouvertement adopté les schémas d’analyse marxiste, on applaudit la prise de position de Lula.

 

Les vieilles amours marxistes imprègnent le langage des théologiens de la libération

Il en va ainsi du théologien et ex-prêtre Leonardo Boff, « anti-impérialiste », écologiste et inspirateur (peut-être même l’un des rédacteurs) de l’encyclique Laudato si’ : il vient de déclarer à Crux que le président brésilien est « habile, et va droit au but », car il est conscient du fait que « la faim et la misère, provoquées par le système capitaliste mondial hégémonisé par les États-Unis, la Communauté européenne et les pays riches, sont le plus grand problème actuel ».

On croirait entendre l’un de ces nombreux partisans de Poutine répétant l’analyse de la guerre diffusée par la Russie : « En réalité, il ne s’agit pas d’une guerre de la Russie contre l’Ukraine, mais des États-Unis et de leurs alliés européens contre la Russie, qui exige une place importante dans un monde multipolaire », a déclaré Leonardo Boff.

Et de faire un plaidoyer pour une paix négociée, « en excluant » des pourparlers « les pays qui soutiennent l’une ou l’autre des parties ».

En clair : en incluant les pays qui adoptent au moins partiellement le point de vue russe. Car selon Boff, « le postulat de Zelensky empêche toute rencontre », étant donné que « l’Ukraine n’est pas disposée à faire des concessions ». « Il veut vaincre la Russie et l’expulser du territoire ukrainien, en récupérant toutes ses terres, en particulier les régions russophones conquises par la Russie ».

 

Lula et les libérationnistes veulent une paix négociée entre la Russie et l’Ukraine

Même son de cloche chez Jung Mo Sung, libérationniste « de troisième génération », laïc catholique d’origine sud-coréeenne vivant au Brésil, qui enseigne aujourd’hui à l’université méthodiste de São Paulo après avoir passé plusieurs années comme professeur à l’université catholique pontificale de la même ville.

Pour lui, il n’y a pas de « guerre juste » car cette idée diabolise l’adversaire – et on ne négocie pas avec le diable. Crux rapporte que Sung a expliqué au média qu’après la chute de l’Union soviétique, l’Occident espérait dominer le monde entier et se sentait désormais frustré de ne pas pouvoir gagner toutes les guerres. Assurant à son tour que l’Occident et Moscou s’étaient mis d’accord dans les années 1990 pour maintenir l’OTAN à l’écart des pays voisins de la Russie, il affirme que c’est l’Ouest qui a rompu cet engagement. Et d’ajouter : « C’est une guerre que personne ne peut gagner. L’OTAN ne laissera pas la Russie vaincre l’Ukraine. Et la Russie ne sera pas vaincue, étant donné qu’elle est une puissance nucléaire. La seule façon de s’en sortir est de négocier. »

Fernando Altemeyer, professeur d’études religieuses à l’université catholique pontificale de São Paulo, ancien prêtre et lui aussi libérationniste, combattant le « modèle dépassé de l’Eglise des années 1960 » au profit d’une « Eglise africanisée », est un peu du même avis.

« Les catholiques ne devraient pas considérer qu’il est acceptable de fournir des armes à l’Ukraine pour alimenter la guerre, qui engendre d’importants profits pour les industries de guerre américaines et européennes. En ce sens, la position du pontife – et de Lula – semble être la plus “lucide”, a-t-il affirmé », selon Crux. Altemayer ajoutait : « Bien sûr, entre l’agresseur et la victime, il faut se ranger du côté de la victime. Mais le pape n’est pas assez naïf pour se ranger du côté de la victime sans se rendre compte qu’elle est soutenue par l’OTAN. »

Dans cet article, le mot « multipolaire » revient en boucle, ce mot « aligné » sans détours sur l’interprétation qu’en font la Russie et la Chine. La « multipolarité » vise à régionaliser le monde dans une sorte de globalisation par étapes, où chaque grand bloc doit pouvoir évoluer avec ses caractéristiques propres, économiques, politiques et spirituelles. Cette « multipolarité » a des côtés paradoxaux, puisqu’elle ne contredit nullement les opérations de mise sous influence de vastes zones – on pense à l’« Eurasie », bien sûr, mais aussi à la présence massive par divers moyens de la Russie et de la Chine en Afrique ou en Amérique latine.

 

Jeanne Smits