Un entretien d’Alexandre Douguine sur la multipolarité : impérialisme et relativisme agressif

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Le média russe officiel Russia Today (RT) vient de publier sur son site anglophone un entretien révélateur avec Alexandre Douguine, l’auteur gnostique auto-proclamé de La Quatrième Théorie politique et fervent soutien de l’invasion de l’Ukraine, sur « L’héritage de l’Union soviétique ». (La vidéo est disponible pour les internautes français sans VPN ici sur le site Katehon.) La conversation est particulièrement intéressante en ce qu’elle met au jour les liens de continuité que Douguine établit entre la Russie impériale, l’URSS et la Russie contemporaine, affirmation qui va de pair avec le souhait d’une reconquête de l’espace géopolitique soviétique, sans l’idéologie communiste. Un impérialisme retrouvé qui, fidèle à la pensée du philosophe gnostique, s’imposerait aux différents peuples et ethnies tout en favorisant l’émergence de grandes régions mondiales dont les diverses civilisations jouiraient d’une égale liberté et d’un égal respect, avec le droit absolu d’« interpréter ce qu’est l’homme, ce qu’est le temps, ce qu’est Dieu, ce qu’est la mort, ce que sont le bien et le mal ». Il s’agit donc fondamentalement de nier l’existence d’une vérité supérieure et transcendante et d’une loi naturelle inscrite dans le cœur de chaque homme. Ce relativisme agressif constitue aux yeux de Douguine le sens même de la multipolarité.

Certains rétorqueront que Douguine n’est pas l’alpha et l’omega de la pensée et de la politique russe, et qu’il porte seul son interprétation de la guerre menée en Ukraine par Poutine. On ne devrait donc pas la retenir comme clef de compréhension du conflit en cours.

 

Alexandre Douguine et Konstantin Malofeev soutenus par le pouvoir russe

 

On peut répondre à cela que le théoricien Douguine, s’il n’apparaît pas ou ne veut pas apparaître comme un proche du pouvoir russe, est néanmoins plus que toléré par celui-ci : témoin la cérémonie de fondation du Mouvement international russophile il y a quelques semaines avec la présence du ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov, porteur d’un long message de soutien de Poutine lui-même, à laquelle Douguine participait et qui répondait à une initiative de l’oligarque Konstantin Malofeev, qui lui a confié d’importantes responsabilités idéologiques dans le cadre du think tank Katehon et de l’institut Tsargrad, dont Douguine est le directeur.

On peut répondre aussi qu’on trouve fréquemment les éléments de langage autour de la « multipolarité » dans la bouche Vladimir Poutine, mots repris d’ailleurs par Xi Jinping lors de sa récente visite d’Etat à Moscou.

Pas plus tard que le 23 mars, Malofeev et Douguine présidaient côte à côte une réunion de l’Institut Tsargrad sur le thème « La basilologie comme science de l’empire : origines, modernité et perspectives de développement », pour mener une réflexion sur « la science de l’essence de l’Empire et de la Monarchie » en  présence, notamment, du vicaire du patriarche Kirill, selon les schémas habituels de la proximité du politique et du religieux propre à l’orthodoxie russe.

 

Quand Malofeev prêche l’impérialisme et l’Etat russe « supranational »

 

Malofeev publiait dès le lendemain ce résumé sur son compte Telegram : « Une grande variété d’opinions a été entendue au cours de la session, mais pratiquement tous les orateurs ont été unanimes sur le point principal. L’avenir d’une grande Russie souveraine est impossible sans une renaissance impériale. Sans l’essence autocratique et sacrale de notre pays, un État d’États supranational, uni et puissant. »

Le rêve impérialiste est bien là, clairement affirmé, portant sur une région importante du monde. Un globalisme éclaté, si l’on veut, la Russie se jugeant incomplète sans ses anciens satellites soviétiques.

Dans son entretien avec Russia Today, Douguine fait résonner la même musique, en s’appuyant sur sa conception géopolitique habituelle qui oppose la puissance terrestre, le « Heartland », autre nom de l’Eurasie, à ma  puissance maritime, la « thalassocratie » qu’incarneraient les Etats-Unis. Mais dont on comprend vite qu’il s’agit plus globalement de cet Occident qui a traversé les océans pour porter sa foi et sa civilisation aux extrémités de la terre.

La chute de l’URSS, explique Douguine – faisant écho à certains propos tenus naguère par Poutine – fut « une grande catastrophe pour cette région centrale et d’une grande réussite pour la puissance maritime, c’est-à-dire la civilisation occidentale, libérale et mondiale ». Il est d’ailleurs intéressant de souligner que Douguine rejette l’idéologie communiste qui avait cours en Russie, non comme erreur ou mensonge ou système intrinsèquement pervers, mais comme un « dogmatisme ». Curieusement, l’intervieweur et l’interviewé parlent comme si le communisme était une aspiration, une construction du peuple russe… Douguine laisse entendre que l’Union soviétique aurait pu continuer sur sa route s’il avait accepté des réformes à la mode chinoise.

De manière plus saisissante encore, il déclare :

« C’est précisément maintenant que nous avons affaire à la volonté de Moscou de reconquérir cet espace géopolitique. C’est le moment du retour à la géopolitique parce que la puissance terrestre, une fois de plus, veut maintenant assurer de nouveau et réaffirmer son indépendance, sa souveraineté face à l’Occident collectif qui est aujourd’hui sous le contrôle presque total de l’élite atlantiste, thalassocratique, de la puissance maritime. Maintenant, nous reconstruisons cet espace géopolitique sans, évidemment, l’idéologie soviétique, mais en essayant de restaurer la grandeur de l’empire ou de recréer l’union. »

Et de saluer la Chine qui a su préserver son entité politique et son pouvoir :

« Aujourd’hui, la Chine est une puissance politique communiste, presque totalitaire, avec le confucianisme au centre, qui contrôle avec succès un marché libéral en pleine croissance. Les Chinois n’ont pas donné à la société une démocratie libérale avec un marché libéral. Ils ont préservé le gouvernement vertical du pays avec un pouvoir unique et uni, le pouvoir politique, et ils y ont soumis l’économie libérale. Je pense que c’est un exemple de ce que pourrait être une situation positive, une nouvelle Union soviétique russe : un pouvoir centralisé avec un contrôle politique total sur toutes les parties et zones ethniques avec une économie mixte combinant le socialisme, le traditionalisme, le christianisme, les valeurs de la tradition russe, et cela pourrait fonctionner. Cela pourrait fonctionner comme en Chine. »

 

Comme Poutine, Douguine considère la chute de l’URSS comme une catastrophe

 

Plus loin, Douguine remarque : « Nous ne pouvons pas revenir à l’époque soviétique. Mais, malgré une certaine sympathie, une sympathie croissante pour l’époque soviétique, le retour est impossible parce que nous ne pouvons pas accepter ce dogmatisme. Le marxisme est hors de question. Nous devons donc aller plus loin et mélanger une demande de justice sociale – l’avenir soviétique – avec les valeurs traditionnelles qui ont été réaffirmées récemment par une déclaration de notre président, qui a pris un décret afin de défendre et de réaffirmer, au niveau politique, les valeurs traditionnelles dans la société russe. »

Confondre le soviétisme avec la justice sociale, il faut oser !

Mais quid du totalitarisme, demande le journaliste de RT, d’origine américaine. Pour Douguine, ce n’est pas le totalitarisme (ce totalitarisme qui pèse toujours sur la population en Chine d’une manière tyrannique et orwellienne) qui pose problème en soi :

« En Occident, nous avons affaire à un libéralisme totalitaire pur et dur. Il est donc hypocrite de prétendre que tous les autres, à l’exception des libéraux, sont des régimes totalitaires et totalitaires, et que seuls les libéraux ne sont pas totalitaires. La société chinoise n’est ni libérale ni libérale-totalitaire. Elle est simplement holistique. Nous devons utiliser le mot plus approprié, holistique, système holistique. C’est le système dans lequel le commun prime sur l’individuel, qui peut être qualifié de totalitaire, mais nous pouvons également qualifier de totalitaire cette démocratie libérale qui prétend détenir la vérité absolue et imposer cette soi-disant vérité à n’importe qui d’autre dans le monde sans tenir compte de la particularité des différentes civilisations. »

Dans la volonté occidentale d’exporter ses « valeurs », Douguine identifie un « racisme culturel ».

 

Multipolarité et relativisme

 

Au sujet de la multipolarité, Douguine développe cette idée comme un outil contre l’Occident et contre le mondialisme :

« La multipolarité est précisément la fin de la bipolarité, et j’ai émis l’idée que l’Occident ne veut pas accepter que dans la multipolarité, l’Occident ne sera pas l’un des deux, mais l’un de plusieurs pôles, et que cela réduira la prétention occidentale à l’hégémonie, à l’universalité et au mondialisme, à quelque chose de concret, à des frontières. Il s’agit donc d’une reprovincialisation de l’Occident : c’est précisément la multipolarité que la Russie défend aujourd’hui et la guerre qu’elle mène contre le système unipolaire. »

Mais c’est une « provincialisation » qu’il faut comprendre comme une régionalisation du monde en grands ensembles et pas du tout une affirmation des droits des nations souveraines. D’ailleurs cette régionalisation va bon train à travers la création de grandes zones de libre-échange dont l’Union eurasiatique de Poutine, aux mécanismes calqués sur ceux de l’Union européenne, est une parfaite illustration.

Pour Douguine, il s’agit de favoriser l’émergence de pôles de grande puissance : « La Chine, l’Inde, le monde islamique, l’Amérique latine, l’Afrique », précise Douguine. Cela ne manque pas de sel, lorsqu’on pense à la présence de plus en plus appuyée de la Russe en Afrique, en particulier !

Il ajoute : « En luttant pour la multipolarité, la Russie lutte donc pour le droit des différentes civilisations de s’affirmer avec leur système de valeurs inhérent, qui peut coïncider ou non avec les valeurs occidentales. Il n’y a donc rien d’universel dans la multipolarité. Il existe une sorte d’universalisme relatif, partiel : l’universalisme chinois, l’universalisme islamique, l’universalisme eurasien russe, l’universalisme africain et latino-américain. Il n’y a donc pas un seul universalisme, l’universalisme moderne occidental, mais il peut exister et coexister des civilisations qui défendent leur droit à créer leurs propres systèmes politiques, culturels et artistiques. Tel est le sens de la multiplicité, de la pluralité des civilisations et de la multipolarité. Les luttes contre cette prétention, non pas contre l’Occident en tant que tel, mais contre la prétention de l’Occident à être le modèle, à être l’exemple unique du progrès de l’histoire, de la compréhension du temps, de l’homme, de la technologie. »

Pour ceux qui seraient enthousiasmés par ce rejet de ce qu’ils voient et dénoncent comme l’hégémonie culturelle états-unienne, il faut préciser que la pensée de Douguine va beaucoup plus loin. Douguine fait comprendre qu’il ne rejette pas d’abord quelque impérialisme matérialiste trop expansif, ni même les aberrations qui ont cours en Occident en ce que celui-ci s’est retourné contre sa foi ; non, il récuse l’affirmation de toute vérité universelle.

 

A chacun d’interpréter le bien et le mal !

 

Reprenons donc ces mots que nous citions dans les premières lignes de cette réflexion, et que Dugin a gardés comme le clou, la conclusion de ses propos :

« Toute civilisation a donc son propre droit de comprendre, d’interpréter ce qu’est l’homme, ce qu’est le temps, ce qu’est Dieu, ce qu’est la mort, ce que sont le bien et le mal. C’est donc à la civilisation de décider et il n’y a pas de modèle universel unique à imposer à toutes les civilisations. Voilà ce qu’est ce combat en Ukraine. »

C’est le refus de toute hiérarchie des civilisations et des cultures. C’est la négation de l’appel à l’homme de se tourner vers Celui qui est la Vérité et la Vie, et l’opprobre jeté sur celui qui cherche à convertir son frère en humanité à cette Vérité pour lui ouvrir la porte à la vie éternelle. Vouloir laisser chacun (ou à chaque culture, à chaque civilisation) « interpréter » qui est Dieu, ce qui est bien et ce qui est mal, c’est au fond réitérer et revendiquer la révolte originelle de l’homme contre Dieu.

« Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal »

 

Jeanne Smits