Susan Greenfield, universitaire à Oxford, est l’auteur de plusieurs livres grand public sur les effets d’Internet sur le cerveau humain. Elle décrit autant qu’elle met en garde : pour elle, tout n’est pas négatif dans notre société « connectée » où l’écran s’insinue dans tous les domaines. Mais c’en est déjà trop pour les adulateurs du progrès technique : ses assertions ont provoqué une controverse dans le monde universitaire qui l’accuse de n’avoir jamais elle-même prouvé quoi que ce soit. Pourtant, si Internet modifie le cerveau humain, c’est une question assez sérieuse pour que l’on s’y intéresse autrement que sur le ton de la dispute.
Modifier le cerveau humain
On lui reproche principalement de n’avoir jamais mené d’étude scientifique et de n’avoir jamais publié dans une revue du même métal. Vulgarisatrice assumée, Susan Greenfield rétorque que ses livres, et notamment le dernier, Mind Change, recueillent et mettent en perspective les résultats de dizaines, voire de centaines d’études bien publiées, elles, dans les revues professionnelles, pour donner l’état actuel de la question. Elle en cite plus de 500 sur son… site Internet. Elle affirme avoir voulu le faire « avec la plus grande objectivité possible ».
Susan Greenfield met en garde contre les effets d’Internet sur le cerveau des jeunes
Ses mises en garde, telles que relayées par les médias, ont de quoi faire peur. Susan Greenfield pointe les risques associés à l’utilisation d’Internet et des jeux vidéo, des réseaux sociaux et de l’accès immédiat à l’information. Dans les journaux, les gros titres retiennent les aspects les plus sensationnels de ses avertissements : « L’addiction à Facebook porte atteinte au cerveau de votre enfant » ; « Le lien entre l’autisme et Internet ».
Susan Greenfield se défend d’être aussi catégorique. Tout est question de degré et de mesure, dit-elle, et elle ne rejette pas Internet en bloc, mettant au contraire en évidence les bénéfices qu’il peut apporter et même les progrès en temps de réaction et en vision latérale que les jeux vidéo peuvent faire faire aux enfants.
Dans une tribune publiée jeudi par The Daily Telegraph, Greenfield répond à une mise en cause récente de ses travaux par The British Medical Journal qui l’accuse d’alarmisme infondé : « Je n’ai jamais suggéré que l’usage raisonnable d’Internet “endommage” le cerveau adolescent. Mais cela vaut la peine de noter que les recherches les plus récentes montrent que certains adolescents l’utilisent jusqu’à 18 heures par jour, si l’on tient compte des tâches multimédias. Qu’on trouve cela agréable ou non, d’autres recherches laissent penser que l’utilisation intense d’Internet et des jeux vidéo peuvent entraîner des anomalies microstructurelles du cerveau, et que les effets pourraient être comparables à ceux de l’abus de stupéfiants. »
La controverse contre Susan Greenfield mobilise certains universitaires et les médias
Parmi les problèmes que pose l’usage abusif d’Internet et des jeux vidéo, Greenfield demande que l’on se penche sérieusement sur « l’impact des réseaux sociaux sur l’identité, les effets des jeux sur la durée de concentration, les effets des moteurs de recherche sur la mémoire et l’apprentissage… et la liste continue ». Non pour dire que tout cela est « bon » ou « mauvais » : elle récuse les jugements à l’emporte-pièce.
Néanmoins, souligne Susan Greenfield, de nombreuses études mettent en évidence des risques réels. Ainsi l’usage des réseaux sociaux est-elle associée à une identité « plus volatile », « un narcissisme accru », ou à l’inverse une « mauvaise estime de soi et l’occultation du moi “réel” ».
D’autres études associent l’autisme à des facteurs de l’environnement. Greenfield souligne que l’autisme est le plus souvent diagnostiqué au-delà de cinq ans aux Etats-Unis, alors que les enfants ont pour la plupart eu accès aux Smartphones depuis l’âge de deux ans. « Il est facile à comprendre que certaines études établissent des parallèles entre ce type de comportement et les désordres autistiques. Sans doute ces études soulèvent-elles des questions sensibles et inquiétantes en ce qui concerne l’interaction entre nos enfants et la technologie et les écrans, mais ces questions ne doivent-elles pas être posées ouvertement, au lieu d’être passées sous silence ? »
Pour ce qui est de la superficialité de la connaissance à l’ère des réponses faciles apportées par les moteurs de recherche, Susan Greenfield note dans sa tribune que des études universitaires sérieuses publiées par exemple dans The Neuroscientist indiquent un lien possible entre le fait de surfer sur Internet et la modification des processus mentaux, « aux dépens de la connaissance profonde et de la compréhension ».
Internet et ses dangers pour la culture
Ces mises en garde sont aussi celles de Nicholas Carr, qui a lui-même fait l’expérience de l’usage continu d’Internet puis d’une période de sevrage, dans Internet rend-il bête ? Il dénonce carrément, quant à lui, une modification des structures cérébrales qui privilégient la mémoire très courte au détriment de la réflexion et de la culture qui repose sur la mémoire longue.
Lui aussi a été vilipendé : il est des idoles auxquelles on ne touche pas.
L’affaire est pourtant suffisamment grave pour qu’on ne la balaie pas au nom de la bonté automatique du progrès. Et ce d’autant plus que les nouvelles « technologies de l’information et de la communication », les « TIC », envahissent de plus en plus les salles de classe, visant précisément les plus jeunes dont les cerveaux immatures y acquièrent des automatismes bien installés. Ce sont aussi les jeunes qui passent le plus de temps dans le monde virtuel sous toutes ses formes, des jeux aux échanges interminables de SMS.
L’expérience pédagogique d’une Elisabeth Nuyts met en évidence les raisons pour lesquelles l’usage des écrans et particulièrement des jeux vidéo empêche le développement de l’analyse et du raisonnement chez les jeunes. Les jeux d’« action-réaction » qui reposent sur la coordination œil-main coupent la parole, la court-circuitent. Ils privilégient l’action réflexe, hors conscience, ce qui crée des dégâts d’autant plus grands que ces jeunes n’ont pas « monté » la petite voix intérieure de leur pensée. Raison pour laquelle les jeunes qui jouent à ces jeux peuvent difficilement accéder à une pensée autonome.
Les dangers de l’Internet et des jeux vidéo pour la raison et l’analyse
La « civilisation de l’image » se construit sur cette réalité, et elle est inquiétante pour l’homme créé à l’image de Dieu, doué de raison mais pour qui l’usage plénier de cette raison est le fruit de l’accès au langage et donc de l’éducation.
Il est frappant de voir combien les mises en cause des abus d’Internet, des jeux vidéo, comme celles des pédagogies nouvelles qui aboutissent au même genre de résultats suscitent des controverses, voire des sarcasmes, ou à tout le moins des propos lénifiants destinés à faire croire que tout cela est largement exagéré. Ce sont des domaines où la discussion raisonnable est des plus difficiles. Ce sont des sortes de domaines réservés où la pensée unique est encore plus pesante qu’ailleurs. Des questions trop importantes pour qu’on les laisse aux gens de bonne volonté.