Une fois encore, la Russie semble utiliser son gaz comme arme économique et politique. Après un arbitrage favorable à l’Ukrainien Naftogaz, en vertu duquel Gazprom doit verser 2,56 milliards de dollars pour non-respect des volumes de gaz contractés entre 2009 et 2017 et devait reprendre ses livraisons normales à partir du 1er mars, la compagnie russe a au contraire fermé le robinet. L’arbitrage rendu le 28 février par le tribunal arbitral de la Chambre de commerce de Stockholm aurait dû mettre fin à 4 ans de litige entre les deux compagnies et obliger Gazprom à livrer à l’Ukraine 5 milliards de mètres cubes par an jusqu’en décembre 2019, au terme du contrat en vigueur. La suspension à partir du 1er mars, pour une durée indéterminée, des livraisons à l’Ukraine, pour sa consommation propre et pour le transit du gaz vers l’Ouest, est donc perçue comme une mesure de rétorsion de la Russie après cet arbitrage perdu par sa compagnie gazière. Cette fermeture du robinet de gaz intervient alors que les températures sont hivernales en Ukraine. Naftogaz a dû contracter en urgence, à un prix moins favorable, des achats de gaz auprès de la compagnie polonaise PGNiG et Kiev a recommandé la fermeture des écoles et universités jusqu’au 6 mars. La décision russe pourrait toutefois avoir un effet boomerang par ses répercussions en Allemagne sur le projet de gazoduc Nord Stream 2.
Les problèmes de l’Ukraine avec Gazprom, une nouvelle démonstration de la manière dont la Russie pourrait utiliser le gazoduc Nord Stream 2
Pour Kiev, mais aussi pour les capitales des pays du flanc oriental de l’OTAN qui s’opposent au projet de doublement de la capacité du gazoduc Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne par la Mer Baltique, les agissements de Gazprom prouvent en effet une fois de plus à quoi doit servir le gazoduc Nord Stream 2 : non pas à accroître les livraisons de gaz russe vers l’Europe (l’actuel gazoduc Nord Stream n’est pas utilisé au maximum de sa capacité) mais à pouvoir transférer vers le gazoduc russo-germanique le gaz aujourd’hui transporté par voie de terre, c’est-à-dire par la Biélorussie et la Pologne d’une part et par l’Ukraine d’autre part. Ainsi, la Russie aura la capacité de couper les livraisons de gaz aux pays de son choix sans se mettre à dos ses clients d’Europe occidentale qui continueront d’être livrés. Dans la situation actuelle, si le gazoduc Nord Stream 2 était déjà en place, Gazprom pourrait encore couper le gaz passant par la Pologne pour interdire à PGNiG de vendre du gaz à l’Ukraine.
Les critiques du projet Nord Stream 2 se multiplient en Allemagne
Outre les pays de l’ex-Europe de l’Est qui militent contre le projet, le Danemark a voté une loi qui permettra à son gouvernement de bloquer le passage du gazoduc Nord Stream 2 par ses eaux territoriales. En Allemagne-même, ce nouvel épisode russo-ukrainien réveille les critiques contre le projet Nord Stream 2. D’autant qu’au moment-même où elle mettait l’Ukraine sous pression en lui coupant ses livraisons de gaz, la compagnie Gazprom, ou plus exactement sa filiale allemande Nordstream AG, s’offrait des publicités en faveur de son projet lors d’un match de ligue en Allemagne.
Ces publicités ont suscité de nouvelles critiques au Bundestag après la lettre ouverte fin février de députés de la CDU, de la CSU, du FDP et des Verts demandant au gouvernement d’Angela Merkel de prendre en considération les inquiétudes de ses partenaires européens et l’avertissant que si l’Allemagne ne respectait pas la solidarité européenne, elle ne pourrait pas exiger cette solidarité de la part de ses partenaires. Cet avertissement fait écho à l’argument souvent avancé par les Polonais quand l’Allemagne leur demande plus de solidarité pour accueillir les immigrants arrivés illégalement en Grèce et en Italie : « La solidarité européenne, elle est noyée au fond de la mer Baltique avec le gazoduc Nord Stream. »
« La solidarité européenne, elle est noyée au fond de la mer Baltique avec le gazoduc Nord Stream »
Dans un entretien pour le journal allemand Bild publié début décembre, l’ancien secrétaire général de l’OTAN Anders Fogh Rasmussen considérait que le projet Nord Stream 2 était un piège pour l’Allemagne qui aurait de graves conséquences pour ses voisins. Evoquant lui aussi la fameuse solidarité européenne, le Danois Rasmussen prévenait Berlin : « Si l’Allemagne montre qu’elle est prête à sacrifier la sécurité de ses voisins pour ses propres intérêts commerciaux, il ne faudra pas être surpris quand ces pays agiront de même, même si cela doit nuire à l’Allemagne. Je pense que l’Allemagne a peu à perdre économiquement mais beaucoup à gagner politiquement en annulant ce projet ».
Naïveté allemande ou corruption au plus haut niveau ?
Dans le gouvernement Merkel III encore en place pour quelques jours, c’est le ministre des Affaires étrangères Sigmar Gabriel (SPD) qui porte ce projet, comme l’avait fait en son temps le chancelier Gerhard Schröder (SPD) avant d’être généreusement récompensé par Gazprom. La Commission européenne voudrait appliquer les mêmes règles au gazoduc Nord Stream qu’aux gazoducs passant sur le territoire des pays de l’UE, ce qui empêcherait Gazprom d’en être le propriétaire. Les services juridiques du Conseil de l’UE pensent toutefois que ce serait contraire au droit international.