La rupture des relations avec le patriarcat de Constantinople a été annoncée le 15 octobre, après un synode de l’Eglise orthodoxe russe. Dorénavant, les fidèles orthodoxes russes ne doivent plus prier dans les églises affiliées au patriarcat de Constantinople et les prêtres du patriarcat de Moscou ne doivent pas célébrer l’office avec ceux de Constantinople. Jusqu’à nouvel ordre, le patriarche de Constantinople ne sera plus évoqué dans la liturgie célébrée par l’Eglise orthodoxe russe. Dans sa déclaration, le patriarcat de Moscou a expliqué que la décision de Constantinople de révoquer le décret de 1686 qui avait autorisé le patriarche de Moscou à nommer les métropolites de Kiev et de reconnaître la légitimité des évêques du patriarcat de Kiev et de ceux de l’Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne, était « une violation grave du droit canonique et une ingérence d’une Eglise locale sur le territoire d’une autre Eglise locale ». Cette décision a été prise le 11 octobre par le synode présidé par le patriarche œcuménique Bartholomée. Il pourrait bien s’agir ici – toutes proportions gardées puisqu’il s’agit d’un schisme au sein d’une Eglise schismatique – du schisme le plus important depuis celui de 1054 qui provoqua la séparation des orthodoxes d’avec Rome. Le métropolite Hilarion, président du département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou, a en outre estimé qu’» en envahissant le domaine canonique d’une autre Eglise autocéphale, en légitimant un schisme, le patriarcat de Constantinople a perdu son droit au statut de centre de coordination de l’Eglise orthodoxe ».
L’Eglise orthodoxe frappée par une division sans précédent
Etant donné le nombre de chrétiens concernés, ce conflit n’est pas comparable à celui provoqué par la reconnaissance par Constantinople de l’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe apostolique estonienne en 1996. Résolu au bout de quelques mois, ce conflit avait débouché sur l’existence de deux Eglises orthodoxes parallèles dans l’Etat balte. En Ukraine aussi, la réunification des Eglises orthodoxes n’est sans doute pas pour demain. Sur 90 % d’Ukrainiens qui se considèrent comme croyants, il y a environ 40 % d’orthodoxes du patriarcat de Kiev, 30 % d’orthodoxes du patriarcat de Moscou, qui était jusqu’ici la seule Eglise orthodoxe canonique en Ukraine, 15 % de gréco-catholiques, 3 % de membres de l’Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne, un peu plus de 2 % de protestants et encore moins de catholiques de rite latin. En avril dernier, le président ukrainien Petro Porochenko avait officiellement demandé au patriarcat œcuménique de Constantinople, première juridiction autocéphale de l’Eglise orthodoxe, de délivrer un acte – Tomos – autorisant la constitution d’une Eglise orthodoxe indépendante de Moscou. Cette demande avait été appuyée par une motion du parlement de Kiev.
De la difficulté de réunifier l’Église orthodoxe en Ukraine
Une Eglise autocéphale ukrainienne va donc pouvoir se former par la fusion de l’Eglise orthodoxe ukrainienne dépendant du patriarcat de Kiev, issue d’une scission avec le patriarcat de Moscou intervenue en 1992 au moment de l’indépendance de l’Ukraine, et de l’Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne issue d’une scission avec cette même Eglise orthodoxe russe d’Ukraine lors de la guerre pour l’indépendance de l’Ukraine en 1920. Avec la reconnaissance du caractère canonique de ces deux Eglises par leurs consœurs orthodoxes, hormis l’Eglise russe, une partie de l’Eglise d’Ukraine aujourd’hui affiliée au patriarcat de Moscou pourrait aussi rejoindre la nouvelle Eglise autocéphale ukrainienne qui sera désormais dans le giron du patriarcat de Constantinople comme elle l’avait été depuis 988, date du baptême de la Rus’ de Kiev, jusqu’à 1686. L’expansion à l’Ukraine des territoires placés sous la tutelle du patriarcat de Moscou avait correspondu à l’absorption par la Moscovie au XVIIe siècle des territoires de l’ancien Etat de Kiev que l’union polono-lituanienne avait repris aux Mongols et aux Tatars à partir du XIVe siècle.
La décision du patriarcat de Constantinople correspond donc, aujourd’hui comme au XVIIe siècle, à la reconnaissance d’une situation politique, l’Eglise étant traditionnellement très liée au pouvoir politique dans le monde orthodoxe comme c’était déjà le cas dans l’Empire byzantin.
Une réaction de l’Eglise orthodoxe russe qui illustre sa soumission au pouvoir politique en Russie
Ces liens entre le pouvoir politique et le pouvoir spirituel dans le monde orthodoxe expliquent la réaction très forte du patriarcat de Moscou – qui se désigne comme « la troisième Rome » – et des médias du Kremlin, d’autant qu’avec 17 % de chrétiens orthodoxes pratiquants en Ukraine contre seulement environ 7 % en Russie, selon une étude du Pew Research Center réalisée cette année, l’Eglise orthodoxe ukrainienne pourrait à terme, sous réserve de sa réunification, devenir la plus grosse Eglise du monde orthodoxe, devant l’Eglise orthodoxe russe. C’est ainsi que RT, dans la version anglophone de ce média public russe, évoque le risque d’un bain de sang supplémentaire en Ukraine, avec de nombreux morts et destructions d’églises. La décision de Constantinople pourrait, selon les experts cités par RT « légitimer les répressions contre les croyants ukrainiens fidèles au patriarcat de Moscou ». Illustrant la soumission du pouvoir spirituel au pouvoir politique, RT évoque aussi le droit pour « les autorités russes » d’exiger de Constantinople des compensations pour être revenu sur l’accord du XVIIe siècle qui avait consacré la tutelle du patriarcat de Moscou sur l’Eglise d’Ukraine et parle de la convocation par Vladimir Poutine d’un conseil de sécurité en réaction à la reconnaissance des Eglises ukrainiennes. RT évoque même « un crime devant Dieu » de Constantinople et s’interroge, par experts interposés, sur la possibilité de faire reconnaître le patriarche Bartholomée comme fou ou hérétique.
Le patriarche de Constantinople s’estime dans son droit et regrette que l’Eglise orthodoxe russe ait décidé de s’isoler des autres Eglises orthodoxes
Pour le patriarcat de Constantinople, en réagissant ainsi alors que le patriarche œcuménique Bartholomée avait pleinement le droit d’accorder le statut d’Eglise autocéphale à l’Eglise orthodoxe ukrainienne, le patriarcat de Moscou s’isole du reste du monde orthodoxe et ajoute à son erreur de ne pas avoir participé au grand synode orthodoxe de 2016. Il ne s’agirait toutefois pas d’un schisme, contrairement à ce que suggèrent les Russes, car il n’existe aucune différence de nature doctrinale entre le patriarcat de Moscou et le patriarcat de Constantinople.
C’est un conflit purement politique qui concerne la reconnaissance d’une Ukraine indépendante de la Russie.