La récente béatification de la famille Ulma – les parents, Józef 44 ans, et Wiktoria, 32 ans, et leurs sept enfants, dont un encore dans le sein maternel au moment où sa mère a été frappée à mort – à Markowa en Pologne a fait couler beaucoup d’encre, et même de larmes. « Historique », « symbolique », la reconnaissance de leur martyre collectif a remis en lumière le sacrifice suprême de cette famille profondément catholique qui a continué de cacher des Juifs menacés par les nazis, tout en sachant que la peine de mort punissait de tels faits. La famille juive – et amie – de huit personnes, les Goldmann, qui avaient trouvé refuge chez eux ont été exécutés le même jour qu’eux, le 24 mars 1944. Tués sous les yeux des enfants qui furent ensuite massacrés un à un dans la cour de la maison familiale, Józef et Wiktoria ont certainement été exemplaires d’amour, de cohérence et de courage. Mais leur béatification pose des questions qui n’enlèvent rien à l’admiration qu’on éprouve devant leur histoire.
C’est une magnifique histoire de charité vécue jusqu’au bout que la leur, et véritablement héroïque. C’est une double question qui se pose, vu le caractère insolite de leur cas. Est-il possible de reconnaître le martyre d’un enfant à peine nouveau-né (sous le coup de l’émotion et de la violence de sa mort, la maman avait commencé à mettre son enfant au monde, et on l’avait trouvé partiellement né lorsque son corps fut récupéré, avec ceux des siens, dans la fosse commune afin de leur donner une sépulture digne) ? Sont-ils martyrs au sens propre du terme ?
La béatification de la famille Ulma a entraîné celle de leur enfant à naître
Pour ce qui est de l’enfant à naître des Ulma, non baptisé, et non encore né lorsque sa mère a été mise à mort on peut souligner que les bourreaux avaient l’intention de le tuer, puisque la grossesse de Wiktoria était visiblement avancée. Comme pour les Saints Innocents – tués en haine du Christ et véritablement martyrs de ce fait –, on peut considérer qu’il a reçu le baptême du sang – et en l’occurrence, ses parents désiraient certainement le baptême pour leur enfant à naître. Si ses parents sont morts martyrs, la béatification du plus petit des Ulma, parce que ses parents étaient catholiques, comme de l’ensemble de la famille, semble couler de source.
La question du motif de leur mort reste cependant posée. Le martyre, en effet, consiste en l’acceptation volontaire de la mort violente infligée par haine de la vertu : on pense à sainte Maria Goretti, morte en résistant à son agresseur en lui rappelant qu’il agissait mal aux yeux de Dieu. Saint Thomas d’Aquin aborde la question sous un autre angle : tenir « ferme dans la vérité et la justice contre les assauts des persécuteurs ». Et il rappelle que sous le rapport de l’amour de charité, « le martyre est par nature le plus parfait des actes humains, comme témoignant de la plus grande charité selon cette parole (Jn 15, 13) : “Il n’y a pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis.” » Cependant « on appelle martyr celui qui est comme un témoin de la foi chrétienne », rappelle également saint Thomas, et cette dimension est essentielle : le martyr rend témoignage « à la vérité religieuse que le Christ nous a révélée ».
Ont-ils fait preuve d’une motivation de foi et de charité surnaturelles, comme en témoigna à la même époque saint Maximilien Kolbe qui se présenta pour remplacer un père de famille en invoquant son caractère de prêtre catholique ? Si c’est le cas, leur béatification se comprend.
Ou bien leur bonté – indiscutable, exemplaire et héroïque comme nous l’avons dit – était-elle purement humaine ?
Les questions sur la béatification liées à la présentation de leur histoire
Le problème dans l’affaire présente, c’est que la présentation publique de leur histoire par les autorités romaines ne dit pas grand-chose à cet égard : ainsi l’évêque polonais Mgr Stanisław Gądecki s’est-il contenté de dire que les actions par lesquelles les Ulma risquaient sciemment la mort « étaient enracinées dans leur amour chrétien et leur éducation dans la foi chrétienne, profondément enracinée dans la tradition polonaise ».
Le cardinal Semeraro, préfet du Dicastère de la cause des saints, évoque à plusieurs reprises le « sens de la communauté » des Ulma, leur charité et leur hospitalité fraternelles. Toutes choses bonnes et excellentes, naturellement – mais précisément, elles peuvent être seulement naturelles, et non orientées vers la foi. Un païen aurait pu donner sa vie de la même façon pour autrui, et assurément Dieu le jugerait selon ses mérites, mais il ne serait pas martyr pour autant.
Béatification de la famille Ulma : une approche naturaliste ?
Et l’on comprend que dans cette béatification d’une famille admirable, il semble avoir manqué une dimension dans le procès romain, ou en tout cas, les autorités de l’Eglise n’ont pas jugé utile de la mettre en relief dans leur communication publique. C’est une approche naturaliste qui a été mise en exergue.
Cela ne veut pas dire que les Ulma n’aient pas été animés par la foi et la charité surnaturelles. Et qui sait, peut-être leur foi, certainement connue et rayonnante, a-t-elle attisé la haine des nazis qui les ont mis à mort.
En somme, martyrs de la solidarité à l’égard de leurs amis qu’ils ont voulu aider à éviter la persécution et l’extermination, ont-ils été témoins du Christ en acceptant la mort au nom de la charité théologale ? Saint Thomas écrit : « Les œuvres de toutes les vertus, selon qu’elles se réfèrent à Dieu, sont des protestations de la foi qui nous fait comprendre que Dieu requiert de nous ces œuvres, et nous en récompense. A ce titre elles peuvent être cause de martyre. Aussi l’Eglise célèbre-t-elle le martyre de S. Jean-Baptiste qui a subi la mort non pour avoir refusé de renier sa foi, mais pour avoir reproché à Hérode son adultère. »
Il est dommage que cela n’ait pas été clairement dit et expliqué : c’est une manière de mettre Dieu au second plan, plaie de notre temps, et même de déprécier l’indiscutable bonté et héroïsme des Ulma. Une chose est certaine : cet acte de béatification ne nous demande pas d’honorer des personnes qui seraient en réalité damnées.