Le front migratoire européen s’enrichit d’une nouvelle offensive : celle d’une population albanaise avide d’obtenir un passeport bulgare, sésame pour accéder à l’Union européenne et, pour quelques temps encore, au Royaume-Uni. Un reportage écrit par deux journalistes de l’AFP, l’une en Albanie, l’autre à Sofia, décrit un village du nord-est du Pays des Aigles, vidé de sa population. Les habitants de Trebisht ont migré, avec des passeports bulgares. Car la Bulgarie considère qu’une partie des citoyens albanais sont d’ascendance bulgare et ont donc droit à un passeport de cette nationalité, en fonction du droit du sang. Cette diaspora remonterait au Ve siècle et son effectif atteindrait une centaine de milliers de personnes, selon les organisations bulgares d’Albanie.
« Chaque jour, au moins sept ou huit personnes viennent revendiquer leur citoyenneté bulgare »
Le Parlement européen semble d’accord : en février, dans une résolution, il exigeait de Tirana « des efforts supplémentaires dans la protection des droits (…) de la minorité bulgare dans les régions de Prespa, Golo Brdo et Gora ». L’Albanie ne fait pas partie de l’Union européenne et est séparée de la Bulgarie par l’ancienne république yougoslave de Macédoine, elle aussi hors UE. Nonobstant, la campagne de « bulgarisation » de cette minorité albano-slave va bon train : « Chaque jour au moins sept ou huit personnes viennent revendiquer leur citoyenneté bulgare », dit Haixi Pirushi, directeur de l’association Prospérité Goloborda (du nom du district) qui distribue les certificats de « bulgarité » permettant d’obtenir la citoyenneté bulgare, et qui est reconnue par Sofia.
Au cœur de ce district albanais de Golo Brdo, le village perché de Trebisht dort. Quelques jeunes gens passent la frontière macédonienne toute proche (trois kilomètres) pour aller travailler à temps partiel. Quelques hommes tuent le temps à la terrasse du café Démocratie. « Jadis notre village comptait 6.000 habitants, mais 2.500 sont partis depuis quatre ou cinq ans après avoir acquis le passeport bulgare », explique Tahir Mucina à l’AFP. A Vernice, tout près, « il ne reste presque plus personne », ajoute ce jeune homme âgé de 31 ans. Car depuis que la Bulgarie a intégré l’UE, en 2007, ses citoyens bénéficient du marché unique et peuvent donc travailler et résider où ils veulent dans le conglomérat européen, les dernières restrictions ayant été levées en 2014. D’ailleurs, Tahir Mucina confie qu’il cherche lui aussi à obtenir le passeport du pays aux roses… mais certainement par pour s’y établir. La Bulgarie affiche un PIB en parité nominale par habitant de 7.569 dollars, en-dessous de celui de l’Albanie (10.425 dollars). Mais ces deux pays sont très loin de la France (37.675 dollars/habitant) ou du Royaume-Uni (43.770 dollars).
Peu importe que la Bulgarie soit le pays le plus pauvre de l’UE : il ouvre la porte de l’Europe
L’Albanie ne garantit un niveau de salaire minimum que de 340 euros par mois, avec un taux de chômage des jeunes qui atteint 33 %. Pour eux, donc, peu importe que la Bulgarie soit le pays le plus pauvre de l’UE : ce qui compte, c’est qu’elle soit la porte d’entrée de l’Allemagne, du Royaume-Uni ou de n’importe quelle autre terre promise.
Quant à la Bulgarie, elle ne bloque pas cette demande de transit qu’elle accorde aussi aux Macédoniens d’origine bulgare. Entre 2001 et 2016, 4.470 ressortissants albanais ont fait une demande, dont 2.608 ont été satisfaites, selon Sofia. Ces chiffres ne reflètent pas l’ampleur du phénomène car un marché de faux passeports s’est développé. « Des associations ont été impliquées », dit Haxhi Pirushi. En décembre 2015, trois personnes ont été arrêtées : moyennant 4.000 à 10.000 euros, elles fournissaient des papiers bulgares à la demande.
Toponymie, dialecte et traditions prouveraient les origines bulgares de ces Albanais
Pour comprendre cette situation il faut faire un peu d’histoire. En 1939 par exemple, les Bulgares de 19 municipalités albanaises demandèrent à Sofia de défendre leurs droits dans ce qui venait de devenir, depuis avril, un protectorat italien, explique l’Agence des Bulgares de l’Etranger à Sofia. « La toponymie, la préservation d’un dialecte bulgare et les traditions prouvent les origines bulgares », explique-t-on. L’Albanie, écrasée et islamisée de force par les Ottomans au XVe siècle, inclut d’autres minorités, en particulier quelque 70.000 Grecs au sud.
Ménageant ses partenaires européens, le gouvernement bulgare exige depuis peu des documents prouvant l’origine bulgare d’un parent ou grand-parent des demandeurs albanais de son passeport. Car la demande n’est pas près de tarir : « Le seul intérêt de ces personnes est d’obtenir un passeport leur permettant de circuler librement dans toute l’Europe », relève l’historien albanais Pellumb Xhufi. Et de quitter l’Albanie, la laissant seule dans son sous-développement.