Elle avait commis, en 2015, un riche « Fatwas et caricatures – La stratégie de l’islamisme ». Son dernier-né, sorti à la fin janvier, s’attache – et s’attaque – à trois figures politiques et médiatiques du monde musulman français : Tariq Ramadan, Tareq Oubrou, Dalil Boubakeur : ce qu’ils cachent. Les ouvrage de la franco-libanaise Lina Murr Nehmé font désormais référence et méritent leur intérêt à plus d’un titre. « Quand les Anglais livraient le Levant à l’État islamique », publié à la fin de l’année 2016, aux éditions Salvator, mérite tout particulièrement qu’on s’y attarde,
Historienne, islamologue, le professeur à l’Université libanaise de Beyrouth y livre une analyse sans équivoque des politiques menées au Moyen-Orient entre 1860 et la fin de la seconde guerre mondiale. Beaucoup de document d’archives, une grande lisibilité, de belles pages en couleurs.
Il devient aisé de comprendre comment s’est ranimé le vieil Empire islamique du VIIe siècle, cet Etat dont les têtes les plus laides, aujourd’hui, sont Daesh, Al-Quaida et Al-Nosra. Certains l’ont considéré et utilisé, au début du siècle dernier, comme un fabuleux levier politique dans ce Moyen-Orient au sous-sol rempli d’or noir, juste sur la route de l’Empire des Indes… Les Anglais, en particulier, ont cru pouvoir s’en servir, bouleversant la région, au mépris des peuples – mais à l’avantage d’Israël.
Maintenant, l’on ne fabrique pas un tel monstre sans risques. L’heure de la confrontation a sonné – et pas seulement dans les ville syriennes.
« Quand les Anglais livraient le Levant à l’État islamique »
Les Britanniques n’ont évidemment pas été les meneurs directs des nombreux massacres et razzias qui bouleversèrent le Levant entre 1840 et 1940. L’Empire ottoman (et d’autres) savait fort bien faire tout seul et dirigea de main de maître les génocides arménien et assyrien qui firent plus d’un million de victimes
Ils furent néanmoins très impliqués dans les troubles de ce Moyen-Orient qui représentait à leurs yeux, à cette époque, deux éléments essentiels, comme on l’a dit : la précieuse route des Indes et le berceau d’un pétrole devenu la nouvelle manne militaire et industrielle. Et la majeure partie de leur politique sera faite dans cet intérêt, sans grand souci des conséquences humaines potentielles.
Un pays en subira tout particulièrement les effets immédiats. Le Liban, cette longue langue de terre à la situation remarquable, fit objet de toutes les ambitions d’autant que la région n’a jamais été vraiment unifiée – sauf peut-être sous le prince Fakhreddine. Il fallait à l’Angleterre, sinon le posséder, du moins le faire posséder par une puissance intermédiaire qu’elle canalise en sous-main pour contrer ainsi l’influence traditionnelle de la France, mais aussi de l’Autriche et de la Russie.
En 1860, sous l’instigation anglaise, la Sublime Porte y révolta les Druzes contre les chrétiens maronites et les Juifs – près de 20 000 victimes. Et en 1915, le pays subit tout à la fois le blocus maritime de l’Angleterre et le blocus terrestre du turc Jamal Pacha : un tiers des Libanais mourut de faim dans des conditions épouvantables que l’Histoire a toujours tues.
Le Hedjaz ou Hijaz, l’idée d’ un nouvel « Etat islamique » : une création anglaise
L’idée de l’Angleterre demeura toujours la même :faire en sorte qu’une même puissance, truffée de ses agents et payée par son or, unifie et maîtrise la région pour lui laisser les mains libres jusqu’au Golfe Persique.
En 1840, c’est à l’Empire ottoman que l’Angleterre voulut livrer le Liban, mais aussi la Syrie et la Palestine, en y fomentant guerre civile et animosités inter-communautaires. En 1908, voyant que l’Empire servait en fin de compte les intérêts de la Prusse, elle renversa le calife au profit d’un parti laïque, les Jeunes Turcs. Ces derniers ne lui apportant pas non plus satisfaction, elle lança, en 1914, l’idée d’ un nouvel « Etat islamique », le Hedjaz, dont le califat ne serait plus à Constantinople, mais à La Mecque…
L’Angleterre s’appuya, pour ce faire, sur le chérif arabe Hussein ben Ali et son fils Fayçal. Il le finança, paya ses troupes, arrosa ses « vassaux ». C’est même l’un de ses officiers qui inventa le drapeau du nouvel Etat islamique, et les tracts incitant les musulmans à la révolte étaient lancés du haut d’avions anglais… A ce nouvel Etat, elle déclarait vouloir donner le « Cham », c’est-à-dire le Liban, la Syrie, la Palestine, la Jordanie : après tout, chaque califat dans l’Histoire, avait inclus le Levant…
Prétexte de l’« arabisme » : Lina Murr Nehmé
Le prétexte soutenu fut ce concept d’« arabisme », une construction purement occidentale. L’Angleterre, nous dit Lina Murr Nehmé, « déclara que les peuples de la région étaient arabes et rêvaient de se soumettre à La Mecque ». Objectif tout politique : avec ces pays entiers soumis à la charia et dirigés par une même dictature, la région serait stabilisée et, surtout, aisément manipulable
Seulement, ces pays étaient tout sauf arabes et beaucoup de leurs habitants n’étaient pas musulmans… Les Libanais, par exemple, sont des descendants des Phéniciens et leur langue tient davantage de l’araméen et de l’hébreu. L’Empire arabe a peut-être envahi l’Andalousie au VIIe, elle n’en est pas pour autant arabe…
Fallacieux argument que ce prétendu « nationalisme » qui n’était autre qu’un islamisme conquérant à la remorque de l’Angleterre ! Perfide Albion…
La petite encoche : Israël
Une seule ethnie, archi minoritaire, échappa à cette cuisine géopoliticienne : les Juifs. Et l’on créa pour eux la fameuse « petite encoche » dont parlait le ministre Balfour, petite encoche qui englobait la Palestine et le Liban-Sud et que les Anglais négocièrent avec Fayçal (par l’intermédiaire d’ailleurs de Lawrence d’Arabie).
La communauté juive représentait un intérêt certain pour une Angleterre et une Europe que la Première guerre mondiale avait laissées exsangues. Et les sionistes avaient particulièrement voix au chapitre dans la communauté internationale, à l’instar de Golda Meir, d’Edmond Rothschild ou Chaim Weizmann…
Tout leur travail fut de privilégier une immigration juive en Palestine, « soigneusement réglementée » pour former à terme, « un Etat s’auto-gouvernant ». Le memorandum secret du ministre anglais juif sioniste, Herbert Samuel, écrit en janvier 1915, préconisait admirablement l’annexion de la Palestine par l’Angleterre et la création in situ d’une Patrie juive qui deviendrait un état juif quand les Juifs y seraient les plus nombreux. A tort, évidemment, il parle uniquement de « race juive » et de « race arabe », noyant toutes les autres populations dans le même sac… C’est lui qui fut choisi comme premier haut-commissaire anglais en Palestine en 1920.
L’auteur rappelle que tous les Juifs n’étaient pas sionistes en Europe, loin de là. Les rabbins orthodoxes combattaient le sionisme à la Weizmann, y voyant poindre les germes d’une guerre sans fin – certains d’ailleurs, trop influents, le payèrent de leur vie. Ces politiques devaient effectivement faire le jeu d’assassins, attisant la haine et provoquant des massacres. Et c’était le viol à venir assuré de la Déclaration Balfour selon laquelle « rien ne sera fait qui puisse porter atteinte au droits civils et religieux des collectivités non-juives existant en Palestine ».
Mais, comme le dit l’auteur, c’était l’unique manière d’aboutir à Israël : « il fallait qu’en Orient, les Juifs soient considérés comme des bourreaux et qu’en Occident ils soient considérés comme des victimes ». La haine grandissante au Levant engendrerait mécaniquement la protection occidentale.
Bakchich bakchich et… bakchich
Et comment s’est imposé tout ce bouleversement ? Quelle force de séduction fut assez grande pour manipuler les alliés de cette active Angleterre ? L’or. Au Levant, c’est la puissance du bakchich qui l’emporte – et les Anglais payaient bien mieux que les Français.
Sur toute la période étudiée par Lina Murr Nehmé, ce sont des centaines de millions de livres anglaises qui furent versées pour rendre possible ce djihad arabe tout autant que cette création d’Israël. Le rapport de la commission américaine King-Crane l’écrit noir sur blanc, d’ailleurs : « bribery is the universal rule »… le pot de vin est la loi universelle.
Dans son livre « Les sept piliers de la Sagesse », Lawrence d’Arabie se complaît à raconter comment il a acheté la révolte arabe avec de l’or… Le fils d’Hussein, Fayçal, fut rétribué pendant des années pour constituer son fragile empire. Mais aussi Ibn Saoud à qui l’Angleterre laissa fonder son propre État islamique en Arabie, malgré Hussein : en 1924, Ibn Saoud prit La Mecque et ne devait pas s’en défaire – lui aussi avait de l’intérêt pour les Anglais, parce qu’il possédait désormais le pétrole.
On ne maîtrise pas tout
Mais on ne joue pas impunément avec le feu. L’Angleterre dut composer par la suite avec son allié, Fayçal, qui ne parvenait pas à accepter la « petite encoche »… et à qui il fallut céder l’Irak, pour maintenir Israël. Et puis Hadj Amin al-Husseini, le mufti de Jérusalem, se mit en cheville avec les Nazis et lança la révolte contre les juifs et les Anglais…
Si son ouvrage est centré sur le rôle de l’Angleterre, Lina Murr Nhemé ne s’empêche pas d’égratigner au passage celui des Etats-Unis qui entérinèrent, le plus souvent, les projets de Londres, en particulier dans la création d’Israël – même si cela devait bouleverser le Moyen-Orient et laisser naître les prémisses d’un Etat islamique.
Aujourd’hui, le « jeu » continue et l’Occident y a a toujours un rôle, à la fois victime et manipulateur – jusqu’à ce qu’il perde la main ?