La chose est désormais bien connue, l’interaction constante avec les écrans, et notamment avec les réseaux sociaux, où les informations – souvent invérifiables – se déversent à la fois par tonneaux et par bribes, sans contexte ni finesse d’analyse, ont fini par avoir raison de la capacité d’attention de ceux qui s’y attardent. La concentration n’est qu’un aspect de ce déficit. De plus en plus présente au monde virtuel, une nouvelle génération se lève qui ne manque pas seulement de conscience de son environnement, mais de conscience du prochain. Les psychologues américains soulignent volontiers combien la « conscientiousness », à savoir la qualité de celui qui est fiable, discipliné, travailleur, soucieux de bien faire mais aussi d’autrui, consciencieux en un mot, est importante dans le monde professionnel. Or c’est elle qui disparaît de manière mesurable, comme l’a souligné un récent article du Financial Times.
Les personnes consciencieuses, selon cette acception, ont tendance à vivre plus longtemps, à avoir de meilleures carrières, et à moins se trouver dans une procédure de divorce que les autres. Ce sont elles qui gardent leur emploi pendant les récessions économiques. Ce sont elles aussi qui résistent aux tentations du monde virtuel et des loisirs sans fin.
Selon le Financial Times, l’intelligence artificielle ne fait aujourd’hui qu’accentuer ce phénomène. Ainsi les étudiants les plus consciencieux s’appliquent à réaliser leurs tâches eux-mêmes, tandis que les moins consciencieux font faire le travail par ChatGPT ou quelque autre grand modèle de langage.
Le déficit de l’attention est lié au déclin du réel
John Burn-Murdoch, journaliste spécialiste des data pour le Financial Times, a analysé l’évolution de ce facteur, en faisant appel à diverses études sociologiques. La conscientiousness a commencé à marquer son déclin au moment du covid, mais depuis lors on constate une « érosion constante » de cette qualité, spécialement parmi les jeunes adultes.
« En analysant plus en détail les données issues de l’étude Understanding America Study, nous constatons que les personnes âgées de 20 à 39 ans, en particulier, se disent de plus en plus facilement distraites et négligentes, moins tenaces et moins enclines à prendre des engagements et à les respecter », écrit-il. En même temps, les névroses et la tendance au repli sur soi sont accentuées – aujourd’hui, souligne l’auteur, la catégorie de la population américaine la plus introvertie est celle des jeunes adultes.
Il est vrai qu’en ligne, tout est facile, y compris se débarrasser des importuns.
Et c’est ainsi qu’on en arrive à un véritable changement anthropologique : contrairement à leurs aînés – même et surtout lorsque ceux-ci étaient jeunes – les jeunes n’ont plus envie de s’exprimer, leur faculté de faire des plans et de les mettre à exécution devient de plus en plus rare, ils n’ont plus de but dans la vie, sinon celui de chercher la distraction permanente. C’est la victoire du « divertissement » que Pascal dénonçait déjà en une époque où celui-ci n’était même pas comparable à ce qui s’offre aujourd’hui à chacun.
Pour éduquer des jeunes consciencieux, la réponse catholique
Doit-on se contenter de cet état de fait ? Non, répond Alyssa Murphy du National Catholic Register, citant le directeur d’une école pour garçons à proximité de Washington D.C. : Alvaro de Vicente a lui-même constaté cette régression au sein son établissement catholique, The Heights School, et il confirme ce que le sens commun et l’expérience font comprendre depuis un bon moment. « Des études comme celle-ci donnent une crédibilité universelle à ce que les éducateurs savent depuis longtemps grâce à leur bon sens et à leur expérience : les écrans, en particulier les réseaux sociaux, agissent comme des injections qui altèrent le cerveau des enfants. Nous en voyons les résultats depuis des années : anxiété, isolement, dépression et faible estime de soi », assure-t-il. Il parle d’une « altération chimique » de leur cerveau, résultat d’une vie en dehors de la réalité.
Sevrer, les jeunes – mais peut-être aussi les adultes – du monde des réseaux sociaux, est sans doute une grande urgence de notre époque ; le moyen de réhumaniser le monde.
Mais ce n’est pas le seul facteur. De Vicente pointe aussi la surprotection des garçons dont il a la charge – une surprotection qui éloigne de la réalité et qui peut être d’ordre physique ou académique. Les parents empêchent ainsi les jeunes de se promener seuls, de prendre le métro, d’aller se dépenser dehors. Ils sont aussi au premier rang quand il s’agit de dénoncer telle mauvaise note infligée à leur progéniture, car ils ne croient pas la chose possible. A cela s’ajoute la surprotection émotionnelle, selon cet éducateur : les garçons ont besoin de se battre de temps en temps, d’apprendre à faire la paix et de savoir faire ce qu’il faut pour être accepté dans une équipe.
Le déclin de l’attention provoque aussi des réactions salutaires
Mais dans la situation actuelle, Vicente de Alvaro observe aussi qu’un nombre croissant de jeunes, tout comme leurs parents, font davantage attention à offrir un environnement qui permette à la vertu de croître. Il existe selon lui quatre moyens de combattre le monde numérique.
Le premier consiste en la maîtrise de soi, ou l’autodiscipline, comparable au cavalier qui dompte son cheval, le cavalier représentant la volonté, et le cheval, les passions. Il ne s’agit pas de casser des passions, insiste De Alvaro. « Les passions sont bonnes et le cheval a besoin d’être fort, rapide et puissant. Nous avons besoin de donner la force à ce cavalier. Il nous faut renforcer la volonté, afin, idéalement, d’avoir un garçon avec de très fortes passions, mais une volonté encore plus forte. » Et de recommander une vie réglée, où l’on sort du lit au premier coup du réveil et où l’activité physique est bien présente, où les écrans sont éteints une heure avant le coucher et où l’on prend le temps de lire et de parler avec sa famille.
Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi cultiver l’empathie, à savoir ressentir la douleur de l’autre et vouloir l’aider, en développant à la fois le cœur et l’action, à savoir la volonté. Et pour cela, il faut les exposer aux grands nécessiteux, par exemple, en soulageant la faim de ceux qui sont dans la rue, mais aussi en attirant leur attention sur les besoins « ordinaires », en incitant les jeunes à aider leurs proches dans la vie de tous les jours – y compris en priant pour eux.
Quatre moyens pour combattre le déclin
Le troisième moyen mobilise la prudence quant à la manière de faire attention à autrui : « Cela consiste à rechercher le véritable bien-être d’autrui. C’est intéressant pour les garçons, car je pense que cela les aide à comprendre que lorsqu’ils pensent à quelqu’un d’autre, ils doivent penser au bien-être physique, intellectuel, moral et spirituel de cette personne. Et il s’agit d’aider en tenant compte de chacun de ces quatre aspects. Mais puisque le physique est le moins important et le spirituel le plus important, il ne faut pas sacrifier le plus important au moins important. Autrement dit, c’est bien d’aider une personne à faire de l’exercice tous les jours pour qu’elle devienne plus forte. Mais ne lui enlevez pas son temps d’étude, car il a besoin de développer son cerveau. C’est bien d’aider un ami à obtenir de bonnes notes, mais sans l’aider à tricher, car il serait pire pour lui de devenir malhonnête. Il est bon d’aider son ami à être très discipliné, mais en veillant à ce qu’il ne le fasse pas uniquement pour lui-même, pour être cool, fort, etc. », conseille Alvaro de Vicente.
Le quatrième moyen, ajoute ce dernier, est la confiance en soi qui se construit à partir des trois premiers.
Il ne suffit pas de limiter les écrans. Il faut encore éduquer la volonté et l’ensemble de la personne, en somme. Revenir aux fondamentaux, en quelque sorte, face aux écueils de notre temps : les solutions sont dans la simplicité de ce que l’expérience nous enseigne.