C’est l’argument ultime des financiers globalistes : en cas de Brexit dur – sans accord – les banques centrales et les fonds souverains pourraient vendre jusqu’à 100 milliards d’emprunts britanniques et entraîner une crise majeure. C’est une mise en garde qui émane de Bank of America. Une attaque d’une telle ampleur entraînerait une chute de la livre sterling à des niveaux inconnus depuis les années 1980, affirme-t-elle, avec un risque d’effondrement si le taux de change casse le plancher des 1,10 dollars US. Mais l’euro pourrait lui aussi pâtir gravement d’une épreuve de force entre Bruxelles et Londres, préviennent d’autres experts qui estiment que l’UE devrait se garder d’utiliser l’arme monétaire contre une économie britannique qui connaît le plein emploi et que la livre affaiblie favorise déjà à l’exportation, souligne l’analyste britannique Ambrose Evans-Pritchard.
Une attaque contre la livre entraînerait « une crise des comptes courants » au Royaume-Uni
Le stratège en chef de Bank of America, Kamal Sharma, note que le Royaume-Uni a besoin d’un flux constant d’entrées de capitaux pour compenser son déficit public, qui reste à 3,9% du PIB malgré une nette amélioration depuis deux ans. Déjà, les investissements étrangers tournent au ralenti. Les directeurs des changes – les gros bras de la finance globalisée – restent la dernière ligne de défense. Leurs choix seront déterminants. M. Sharma estime qu’une attaque contre la livre par une légère modification de leur allocation suffirait « à déclencher une crise durable des comptes courants » au Royaume-Uni.
Le pays a déjà subi ce type de vente après le référendum sur le Brexit, en juin 2016. Les indicateurs de Bank of America établissaient alors que les banques centrales avaient rapidement déclenché la liquidation de titres libellés en livres sterling la plus massive de toute l’histoire de ses statistiques. Mais… le flux acheteur avait rapidement repris le dessus. A ce jour, les banques centrales et les fonds souverains détiennent 500 milliards de dollars de dette britannique. La livre pèse, dans ces réserves, quelque 4,7 %, soit bien plus que la moyenne de 3,6 % des vingt dernières années. Un scénario de sortie du Royaume-Uni de l’UE sans accord pourrait donc, selon cette théorie, voir cette allocation basculer brutalement. Pour David Owen, du groupe financier Jefferies, « Si les banques centrales commencent à douter du statut de la livre sterling comme monnaie de réserve, les conséquences seront sérieuses : elle pourrait tomber à 1,05 dollar ».
Les banquiers dénoncent l’hypothèse d’un Brexit dur
Par ailleurs, souligne David Owen, l’assouplissement quantitatif mené par la BCE, c’est-à-dire une création monétaire effrénée, a contaminé les valeurs de premier ordre et les obligations britanniques. Cette source essentielle pour le financement des déficits au Royaume-Uni pourrait s’assécher avec le freinage des achats par la BCE prévu pour la fin de l’année. Autant dire qu’il n’est pas surprenant que les banquiers sus-mentionnés souhaitent éviter un Brexit dur, sans accord.
Mais le Royaume-Uni n’est pas le seul concerné, n’en déplaise au négociateur européiste français Michel Barnier. Stephen Jen, expert en devises chez Eurozon SLJ, confie que les directeurs financiers en Asie et dans d’autres régions du monde pourraient aussi laisser tomber l’euro si une épreuve de force survenait entre l’UE et le Royaume-Uni. « Les banques centrales restent très sceptiques sur l’Union économique et monétaire et sont déjà assez pessimistes sur l’avenir à long terme de l’euro », précise-t-il. Le bras de fer entre Londres et sa monnaie nationale d’une part, Bruxelles et son ersatz de monnaie supranationale de l’autre, n’est donc pas aussi joué d’avance qu’on pourrait le croire.
Mais l’UE doit bien réfléchir : un conflit pourrait pénaliser un euro déjà discrédité
Stephen Jen précise sa pensée : « Bruxelles doit bien réfléchir avant de tenter de punir le Royaume-Uni. L’UE utilise les menaces commerciales comme une arme. Mais les perturbations pour l’Union européenne elle-même qu’entraînerait (un conflit) pourraient être beaucoup plus importantes que certains ne semblent le penser ». Stephen Jen, un Taïwanais et conseiller pour un fonds souverain asiatique, doute d’ailleurs que les banques centrales se précipitent pour vendre leurs titres libellés en livres sterling, étant donné le manque d’alternatives crédibles. Après tout, l’économie britannique reste la sixième dans le classement mondial. « Quand on l’examine, son CV n’est pas mauvais du tout », explique M. Jen. « Elle a un système juridique solide, possède un centre financier mondial et une forte influence », dit-il, et « la Banque d’Angleterre est une des très rares banques centrales sur la voie de la normalisation » monétaire, ajoute-t-il.
La faiblesse de la livre est d’ailleurs un argument de poids face à l’euro-mark. Ancien directeur à la Commission européenne et fondateur d’un cabinet de conseil, Bernard Connolly juge qu’affaiblie, la livre a déjà donné un gros coup de pouce aux comptes courants britanniques, en plus de l’envol de l’emploi. Une nouvelle baisse rendrait l’économie du Royaume-Uni encore plus compétitive et réduirait encore le déficit. « Les marchés sont parfois irrationnels mais ils ne sont pas idiots, ils concluraient rapidement que la livre est redevenue intéressante », conclut-il. En 2016, l’élection de Trump devait faire s’effondrer l’économie américaine. On sait ce qu’il en advint. M. Barnier et Juncker sont prévenus : le propre d’une arme est de pouvoir servir dans les deux sens.