Mercredi matin, peu après 10 heures, Charlie Hebdo était en rupture de stock dans l’ensemble des kiosques de France, s’il faut en croire les communiqués officiels. Des centaines de milliers de personnes se sont jetées sur la première édition de l’« hebdomadaire satirique » après la meurtrière attaque terroriste qui a coûté la vie à dix membres ou proches de la rédaction. Recherche du « numéro collector » ou manifestation de solidarité, peu importe : l’effet est le même, la France se passionne pour ce qu’il faut bien appeler un torchon, et achète en masse un numéro qui prend un malin plaisir à « blasphémer » Mahomet à sa Une, avec une caricature dont les sous-entendus grivois ne sont que trop visibles. On en tirera jusqu’à 5 millions d’exemplaires, et un bon paquet en cinq langues. Mais la rupture de stock n’annoncerait-elle pas une rupture de paix, et des jours sombres pour les chrétiens qui sont en première ligne face à la persécution dans les pays islamiques ?
Où trouver “Charlie” ?
Le paradoxe n’est pas banal qui précipite des gens des plus convenables sur la lecture d’un titre qui cultive la haine de la religion, des autorités, de l’ordre et de la décence. Ils risquent d’être surpris. Les rédacteurs de ce numéro de deuil, fidèles en cela à leur esprit de dérision, n’ont pas hésité à choquer – non seulement l’islam, mais, comme d’habitude, les catholiques. Les acheteurs devenus soudains fans de Charlie vont voir son obscénité et sa haine ordinaires. On nous dira que le rire excuse tout, et que le second degré est une vertu. En attendant, « l’esprit Charlie » se montre au grand jour et la rupture de stock de mercredi, et les photos de files d’attente pour obtenir un exemplaire, sont une insulte de plus à la sensibilité des musulmans. Voudrait-on les rendre extrémistes en bloc, on ne s’y prendrait pas autrement.
Quant aux islamistes, ils ne cachent pas leur colère. La radio de l’Etat islamique a dénoncé mercredi la publication de nouvelles caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo, la jugeant « extrêmement stupide ». Mais des pays islamiques ou à majorité islamique parfaitement intégrés dans la communauté internationale, comme le Qatar ou l’Egypte, connaissent eux aussi des remous au sein de leur communauté. L’Iran, qui se rapprochait des Etats-Unis face aux avancées de l’Etat islamique, a officiellement condamné la publication. Les talibans d’Afghanistan en ont fait autant. Cela n’a rien de surprenant mais cela n’en est pas moins une menace supplémentaire pour la paix : une condamnation proclamée par des combattants armés jusqu’aux dents, cela a du poids…
Risque de rupture de paix dans les pays à majorité islamique
Les pays qui connaissent une difficile ou fragile cohabitation entre différentes communautés ne sont pas en reste. Le mufti de Jérusalem, plus haute autorité dans les Territoires palestiniens, a dénoncé cette Une comme une « insulte aux musulmans ». « Cette insulte a blessé les sentiments de près de deux milliards de musulmans dans le monde », a affirmé le grand mufti Mohammad Hussein dans un communiqué, où il condamnait en même temps « les attaques contre les innocents » (la rédaction de Charlie entre-t-elle dans cette catégorie, selon lui ?), « et le terrorisme sous toutes ses formes ». « Ces dessins et autres insultes nuisent aux relations entre les adeptes des religions du Livre, l’islam, le judaïsme et le christianisme », a-t-il noté, visant la vaste diffusion du journal qui de fait donne davantage de poids aux images que les musulmans abhorrent.
La Turquie a bloqué les pages internet qui montrent des images du numéro ; le Liban a interdit sa diffusion.
N’oublions pas la France, où les banlieues ne cachent plus leur préférence.
Les provocations de “Charlie” menacent la paix
Tout comme la rupture de stock, les manifestations en France, l’alignement de nombreux chefs d’Etat – surtout d’Europe – sur le slogan « Je suis Charlie » et le soutien massif, monétaire et idéologique, adressé au journal, facilitent dans l’esprit des musulmans l’identification de l’Occident (jadis) chrétien à des blasphémateurs qui méritent la mort.
A telle enseigne que le fondateur de Charlie, Henri Roussel, alias Delfeil de Ton, a publié dans le Nouvel Observateur une tribune où il dit avoir reproché à Charb, caricaturiste et responsable de la publication, d’avoir multiplié les provocations à l’égard des musulmans.
Faut-il tout accepter pour avoir la paix ? Certainement pas : on ne peut renoncer à faire une critique raisonnée de l’islam (que pourtant les nouveaux libertaires qui ont adopté Charlie récusent) en une soumission que justement l’islam recherche. Mais ce n’est ni une raison de blesser délibérément des hommes dans leurs convictions, ni de choisir, y compris au niveau national, une politique de provocation délibérée et obscène.
Ce n’est pas un hasard si Le Parisien titrait, ce jeudi : « Je suis Charlie : la rupture »