Au mois d’avril 2024 à New York, 287 scientifiques et philosophes ont signé une déclaration qui, après celle de Cambridge en 2012, Toulon en 2019 et Montréal en 2022, affirme le progrès rapide de recherches établissant la réalité d’une conscience animale, étendant celle-ci des primates et mammifères supérieurs aux invertébrés, poulpes, homards et même insectes. Elle vise explicitement à changer les mentalités et le droit. Pour interdire ou mieux réglementer la chasse, l’élevage, la corrida et les études en laboratoires, d’une part. Mais surtout pour réduire la part de ce que l’homme a en propre par rapport à l’animal. C’est l’aboutissement d’un processus lancé dans les années 1970 sous la houlette de l’ONU pour ouvrir la voie à une nouvelle spiritualité. L’arc-en-ciel abolit les frontières, y compris celle des espèces. Les expériences en cours et les nouvelles définitions de la conscience sont le nouveau fer-de-lance de cette révolution.
L’ONU, la paix, les précurseurs de l’arc-en-ciel
Dans les années 1970, chercheurs, philosophes et politiques rassemblés sous les auspices de la Paix placèrent, comme le Programme de l’ONU sur environnement le demandait, « l’unité de l’humanité » parmi leurs « principes fondamentaux ». Le club de Rome recommanda d’agir et penser « dans une perspective holistique, mondiale, voir cosmique ». Et Mikhaïl Gorbatchev, appela de ses vœux « une nouvelle civilisation » fondée sur une révolution radicale : « Nous savons besoin d’un nouveau paradigme qui nous ramènera à la réalité, reconnaissant que l’humanité est juste un élément de la nature. » Ce que l’ancien ministre de l’Education nationale Claude Allègre précisait ainsi : « La nature préexiste à l’homme, elle est structurellement et chronologiquement au-dessus de l’homme. » Ils proclamaient ainsi l’unité d’un vivant antérieur et supérieur à l’homme, qui l’englobait, lui permettait de vivre et à qui il était donc subordonné.
Les philosophes, fer-de-lance de la nouvelle conscience
Un nouvel objectif se trouvait de ce fait fixé à la conscience humaine par l’UNESCO, celui de prendre acte de cette subordination et de « dépasser et dissoudre le fantasme de la séparativité ». Tel quel. L’université des Nations unies ayant posé « le principe fondamental d’après lequel l’homme ne bénéficie pas d’un statut supérieur à celui du reste de la nature », l’Unesco exigea « respect et protection » pour « toute manifestation de la vie sur la terre (…) indépendamment de sa valeur pour les êtres humains ». En quelque sorte, la grippe valait l’homme. L’UNESCO et le PNUE gravèrent cette définition dans leur catéchisme : « Un acte est bon quand il tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Il est mauvais dans le cas contraire. » Cela entraînai naturellement l’antispécisme, la frontière dressée entre l’animal et l’homme n’avait plus lieu d’être. L’homme a cru longtemps être le seul vivant conscient, mais de plus en plus d’intellectuels le nient. Cela n’a pas commencé chez les biologistes, les philosophes furent le fer de lance de cette nouvelle conscience.
Lévi-Strauss précurseur de la spiritualité animale
En 1971, quelques psychologues britanniques, regroupés dans le Groupe d’Oxford, publiaient un livre, Animaux, hommes et morale, comparant le « spécisme », le fait de traiter différemment les vivants selon leur espèce, de soigner l’homme et d’écraser la punaise, au racisme, au sexisme, à toutes les « discriminations » censées assurer une « domination » d’un groupe sur l’autre. Dès 1973, Claude Lévi-Strauss écrivait dans son Anthropologie structurale Deux : « Car n’est-ce-pas le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine qui a fait essuyer à la nature elle-même une première mutilation, dont devrait inévitablement s’ensuivre d’autres mutilations ? On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne peut-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il refusait à l’autre, il ouvrait un cercle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. »
Singer, pape de la libération animale et de l’avortement humain
En 1975 le professeur d’éthique australien Peter Singer publiait La Libération animale, Bible des militants des mouvements animalistes. Singer y condamne le spécisme, n’admettant aucune différence juridique et morale entre les espèces. Il considère tous les vivants sensibles comme moralement égaux, c’est-à-dire que leurs intérêts doivent être pris en compte de manière égale. Le bon critère n’est ni la capacité de parler ni celle de s’abstraire, c’est la sensation, et d’abord la douleur, que certaines pratiques humaines provoquent chez l’animal. La souffrance provoquée par l’abattage étant plus grande que l’utilité du régime carné, les humains doivent être végétariens, ou végans. Bien sûr, tout ce qui est chasse, corrida, expérimentation animale, etc., est moralement inadmissible. Auteur de Repenser la vie et la mort : l’effondrement des éthiques traditionnelles, Singer est partisan du droit à l’avortement et de l’euthanasie, y compris celle des bébés.
Des scientifiques se rallient à la conscience animale
Il a fallu quelques décennies pour que les biologistes s’aventurent sur le sentier de la libération animale, aidés par des juristes. Par la déclaration de Cambridge, en 2012, treize neuroscientifiques affirmaient que plusieurs animaux perçoivent leur propre existence et le monde autour d’eux, et que « les humains ne sont pas les seuls à posséder les substrats neurologiques qui génèrent la conscience ». Philip Low déclara : « Nous avons décidé de parvenir à un consensus et de faire une déclaration destinée au public non scientifique. Il est évident pour tout le monde dans cette salle que les animaux ont une conscience. » En écho, des juristes réunis à Toulon y déclaraient en mars 2019 vouloir « refondre la catégorie des personnes physiques non humaines », donc changer le droit pour tenir compte de l’antispécisme. En octobre 2022 à Montréal, pour la journée mondiale des animaux, la main revenait aux « philosophes » : 450 d’entre eux, dont Peter Singer, condamnaient « l’ensemble des pratiques qui supposent de traiter les animaux comme des choses ou des marchandises ». Le Nouvel Obs concluait : « Si l’on doit retenir une chose de la Déclaration de Montréal, c’est que le fait d’accorder un droit ne devrait pas être lié à la capacité de raisonner mais bien à la disposition à ressentir, et surtout la souffrance. »
De déclaration en déclaration le progrès de l’arc-en-ciel
Le message était très clair : cinquante ans après l’injonction de l’UNESCO, on proclamait urbi et orbi une nouvelle conception de la conscience, esquissée par la déclaration de Cambridge. Au mois d’avril 2024 était signée à New York une nouvelle déclaration affirmant la réalité scientifique d’une conscience animale, étendant celle-ci des primates et mammifères supérieurs aux invertébrés, poulpes, homards et même insectes. Conformément à la directive de Singer, la principale question posée, n’était pas : les animaux peuvent-ils parler ou penser, mais peuvent-ils souffrir ? Jonathan Birch, professeur de philo à la London School of Economics lançait : « Depuis une décennie, une vaste gamme d’animaux a été étudiée sous ce rapport, et nous voulions créer un point de référence, avec des chercheurs du domaine, pour affirmer que c’est un sujet sur lequel philosophes et scientifiques travaillent ensemble et progressent. (…) Nous nous concentrons sur ce que les philosophes appellent la conscience phénoménale. Elle recouvre la couche de base de conscience, la plus fondamentale, la plus élémentaire et la plus ancienne du point de vue de l’évolution, en ce sens qu’il ne s’agit que d’une expérience subjective, des sens et des émotions. »
Expériences, sentience, conscience…
Pour établir l’existence de cette forme de conscience, pour laquelle a été formé le néologisme « sentience », la déclaration de New York rappelle en annexe le résultat d’expériences de biologistes. En voici quelques-unes. Les couleuvres d’eau reconnaissent leur propre odeur et en remarquent les changements. Le labre nettoyeur, petit poisson d’une dizaine de centimètres, réagit avec agressivité face à un miroir, puis il semble comprendre qu’il lui montre son image et il en étudie le reflet. Si un expérimentateur lui place une tache sur le corps, il essaie alors de la retirer en la frottant contre une surface. Les pieuvres ont une aversion durable pour les lieux où elles ont reçu une injection douloureuse et gardent un penchant pour ceux où l’on a soulagé leur douleur avec un anesthésiant local. Les rats, les iguanes et les crabes peuvent arbitrer entre plusieurs préoccupations. Exemple : si la lumière extérieure devient trop vive, les crabes se réfugient dans un abri, mais ils y renoncent s’ils y ont subi un choc électrique par le passé. Leur décision dépend de l’intensité du choc, dont ils gardent la mémoire, et de la force de la luminosité. Etc.
Quand les insectes nous apprennent à penser et à légiférer
Avant de nous pencher sur les intentions affichées par les signataires et sur les commentaires favorables parus dans la grande presse, j’ai gardé pour la bonne bouche deux des expériences mentionnées par la déclaration, celles qui regardent les insectes. Les bourdons semblent apprécier de jouer avec des billes de bois. Et, comme les humains, les mouches drosophiles connaissent diverses phases de sommeil, mais on trouble leur repos si on les isole. L’espoir de la déclaration de New York, selon Birch, est en effet de pousser « les chercheurs, mais aussi les décideurs politiques et le grand public, à réfléchir à des questions relatives au bien-être animal auxquelles ils n’avaient peut-être jamais pensé auparavant ». Donc d’étendre les lois sur le bien-être animal en donnant un statut juridique de personne à une variété d’espèce de plus en plus grande. Le Royaume-Uni a déjà légiféré sur la sensibilité des mollusques et crustacés, il faut aller plus loin. Pour Birch, « l’idée que les insectes aient des droits ou que nous ayons des devoirs envers eux est incroyablement confuse et difficile à comprendre. Mais les résultats scientifiques révèlent que le monde sensible est extrêmement vaste, et il importe que nous ayons une discussion sur les concepts les plus appropriés pour le penser ».
Intersectionnalité : la conscience animale contre tous les racismes
Il s’agit d’une révolution globale. Pour Laurent Bègue-Shankland, professeur de psychologie sociale à l’université de Grenoble-Alpes, « il est important que cette déclaration émane de scientifiques, car ce sont eux qui ont l’autorité et la connaissance pour affirmer l’état de conscience des animaux ». On ne saurait mieux avouer que les « philosophes » attendaient comme le messie cet appui des biologistes dans la révolution de la conscience qu’ont imposée l’ONU et l’UNESCO. La réaction de Gautier Riberolles, biologiste, sur le site Reporterre, soutenue officiellement par deux organisations militantes, illustre cette compénétration entre politiques et scientifiques. Il attribue la « croyance en une différence significative entre les ressentis des humains et ceux des autres animaux » à « notre culture religieuse et un mécanisme d’évitement de la culpabilité plutôt (qu’à des) résultats scientifiques concrets ». L’intention intersectionnelle transparaît clairement lorsqu’il analyse les conséquences de ce type d’erreur : « Jusque dans les années 1970, il était par exemple courant de penser que les bébés humains ne ressentaient pas la douleur, ce qui amenait à les opérer sans anesthésie. De nos jours, les femmes et les patients noirs subissent encore des discriminations face au traitement de leurs douleurs. »
Quelques labos, fer-de-lance de la recherche antispéciste
Interrogé par le Monde, Martin Giurfa, spécialiste des abeilles à la Sorbonne, va plus loin : « Cela fait des années que j’étudie leurs (celles des abeilles) capacités cognitives absolument surprenantes, comme l’apprentissage de concepts et de règles, la catégorisation et la transitivité, le fait de compter et de manipuler des notions numériques abstraites telles que le zéro, chez les abeilles notamment. (…) Dans mon laboratoire, nous avons ainsi lancé il y a deux ans une thèse sur la possibilité qu’il y ait une conscience chez les abeilles. » Interrogé sur cette « conscience », il répond : « La personne qui prétendrait vous dire ce qu’est la conscience à partir d’une définition unique serait bien arrogante. En revanche, on peut distinguer différents niveaux, dont la sentience, définie comme la capacité d’avoir une expérience subjective telle que des émotions en rapport avec le monde qui nous entoure. (…) Au- delà, il y a d’autres niveaux plus élaborés. La conscience de soi : savoir que je suis moi, ici, dans cette réalité. Savoir aussi que je sais, ce qu’on appelle la métacognition, l’évaluation introspective de notre vécu et de nos connaissances. Des protocoles ont été développés pour étudier cette dernière dimension chez l’animal. »
La spiritualité arc-en-ciel est buddhist-friendly
Par-delà le chamboulement du droit et les revendications des animalistes, ce que la déclaration de New York vise, Giurfa le revendique, est une révolution de la conscience qu’il faut « prouver par des expériences solides ». Il affirme que « pour les invertébrés, notamment les insectes, depuis une quinzaine d’années, il y a eu un changement de paradigme. (…) Ces animaux sont dotés de capacités de cognition de haut niveau, en dépit de leur petit cerveau ». La première réunion informelle entre chercheurs et philosophes s’est tenue à Dharamshala à l’invitation du dalaï-lama. Giurfa, qui a d’abord cru à une « fake news », commente : « Le dalaï-lama (…) a bien spécifié qu’il ne s’agissait pas de religion, d’imposer des croyances, mais de faire le tour des connaissances scientifiques pour voir en quoi elles pouvaient ou non valider ses positions sur les animaux. Il y avait une ouverture d’esprit énorme. » A propos de la déclaration de New York, il reconnaît : « C’est évident pour tous les signataires qu’elle remet en question une part de notre exceptionnalité. »
La conscience animale nie l’homme et Dieu
Quel est le propre de l’homme, dans cette conception ? En tout cas pas la conscience. Anastassia Sotiropoulos, de l’Inserm, ajoute : « C’est aussi pour cela qu’on parle désormais de primate non humain ou d’animal non humain, pour rappeler que nous sommes aussi des animaux. » La nouvelle spiritualité lancée dans les années 1970 sous la direction de l’ONU, visant à proclamer l’unité du vivant et résorber le « fantasme de la séparativité », a abouti d’abord, en exploitant la souffrance animale, à confondre volontairement conscience et sentience, puis à explorer une nouvelle conscience. L’homme n’est plus le prince de la création des religions monothéistes, ni la mesure des mondes de l’humanisme et des Lumières, mais un animal parmi d’autres dont un clergé de scientifiques a pour fonction et vocation d’orienter la pensée, de limiter la liberté et de régenter les actes. C’est là le triomphe de la pensée holistique, maçonnique, gnostique, panthéiste, qui confond Dieu et le monde, la nature et la grâce. C’est le retour à la barbarie païenne avec son cortège de sacrifices humains, l’élimination des plus faibles, dans leur version moderne, l’avortement et l’euthanasie.