Dans les contradictions de l’affaire Dourov, le totalitarisme avance

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L’arrestation de Pavel Dourov, patron du réseau social Telegram, en France, puis sa remise en liberté sous contrôle judiciaire et sa mise en examen multiple (liée à la pédocriminalité, à la drogue, au terrorisme) illustrent à la fois les contradictions des sociétés occidentales, à propos de la liberté d’expression notamment, et le jeu géopolitique des puissances. Dans l’affaire, Emmanuel Macron a trouvé un moyen de montrer sa primauté de président plutôt mise à mal par ses difficultés intérieures. Et, à travers le souci de rigueur et de sécurité de la justice française, comme à travers l’intérêt montré par les Emirats et la Russie pour l’impartialité juridique et politique, c’est un totalitarisme tranquille qui avance masqué.

 

Dourov, libertarien friand de contradictions

Pavel Dourov, 40 ans, possède quatre nationalités, russe d’origine, christophienne (des îles Saint-Christophe-et-Niévès dans les Caraïbes) depuis 2013, et émiratie et française depuis 2021. Il a cofondé le réseau social VKontakte en 2006 et l’application Telegram en 2013, sa fortune était estimée à 15 milliards de dollars en 2021. Elevé en Italie, il se présente comme libéral. Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris il tient le gouvernement français pour responsable des attentats « au même titre que Daech » et l’accuse de prendre « l’argent des Français qui travaillent dur via des taxes horriblement élevées pour les dépenser en menant des guerres inutiles au Moyen-Orient et créer un paradis social parasitique pour les immigrés d’Afrique du Nord ». Néanmoins, à la suite d’un rendez-vous à Paris en 2018, Emmanuel Macron lui aurait fait attribuer la nationalité française selon une procédure « rarissime, très discrète et politique », celle de « l’étranger émérite », regardant un « étranger francophone qui contribue par son action émérite au rayonnement de la France et à la prospérité de ses relations économiques internationales ». Selon Paris Match, les services secrets ne seraient pas étrangers à l’affaire.

 

Dourov, victime du totalitarisme ?

Telegram a 950 millions d’utilisateurs dans le monde, dont 45 millions seulement en Europe occidentale. Mais en Russie ses chaînes d’information sont plus populaires que les médias traditionnels et elle pèse lourd également en Ukraine. Dourov se veut libertarien et critique Google et Apple en raison de leur pratique de la censure : « Ces deux plateformes peuvent censurer tout ce que vous pouvez lire et toutes les informations auxquelles vous pouvez accéder sur votre smartphone. » En même temps, se présentant en opposant à Poutine, il affirme avoir eu l’idée d’une messagerie cryptée après des pressions subies de la part de la Russie à l’époque de VKontakte. Ce qui ne l’empêche pas d’être aujourd’hui soutenu par le ministère russe des Affaires Etrangères, la Douma et le Fonds russe d’investissement direct, qui est copropriétaire de Telegram. Edward Snowden, ancien agent de la CIA ayant dénoncé un système américain d’espionnage avant de se réfugier à Moscou où il a pris la nationalité russe a estimé que l’arrestation de Dourov est « une attaque contre les droits fondamentaux de l’homme ».

 

La justice française mal engagée dans l’affaire

Quoi qu’il en soit la justice française a fait arrêter Pavel Duorov et l’a mis en examen sous plusieurs chefs d’inculpation. Dans l’ensemble, il lui est reproché de ne pas prendre de décisions pour limiter l’utilisation de Telegram à des fins criminelles. Sont visés en particulier des fraudes de toute sorte, le trafic de drogue, le crime organisé, le blanchiment d’argent, les abus sexuels sur enfant et la promotion du terrorisme. Pavel Dourov refuse en effet de collaborer avec les polices et de divulguer les données cryptées. Mais la position de la justice française paraît triplement fragile. D’abord parce que, comme l’a souligné l’avocat de Dourov, il est difficile de « prétendre qu’une plateforme ou son propriétaire est responsable des abus commis sur cette plateforme ». Ensuite parce que, matériellement, rien de ce qui fait l’activité de Telegram n’est situé en France, ni siège, ni serveur, ni rien. Enfin, le dark web est toléré, où les amateurs trouvent bien pire et bien plus massif que sur Telegram, qui est une application dans l’ensemble utilisée de manière légale.

 

Les liens mystérieux de Macron avec l’affaire Dourov

Emmanuel Macron a immédiatement réagi : « L’arrestation du président de Telegram sur le territoire français a eu lieu dans le cadre d’une enquête judiciaire en cours. Ce n’est en rien une décision politique. Il revient aux juges de statuer. » Pourquoi prendre la peine d’enfiler de telles évidences ? Sinon pour en ajouter d’autres : « La France est plus que tout attachée à la liberté d’expression et de communication, à l’innovation et à l’esprit d’entreprise. Elle le restera », a-t-il assuré : « Dans un Etat de droit, sur les réseaux sociaux comme dans la vie réelle, les libertés sont exercées dans un cadre établi par la loi pour protéger les citoyens et respecter leurs droits fondamentaux. C’est à la justice, en totale indépendance, qu’il revient de faire respecter la loi. » Quel peut-être l’intérêt de pareilles paroles creuses et de pareilles gesticulations, sinon de faire croire que la liberté d’expression est un état de fait et de droit qui règne en France et que son gouvernement soutient, au moment où elle est en train d’être restreinte de manière systématique ?

 

Dourov lié avec tout le monde dans cette comédie de la liberté d’expression

Cette restriction ne s’observe pas seulement des décisions récentes de l’Arcom contre les médias qui semblent un peu moins alignés comme C8 et CNews, ni de la suppression des comptes d’influenceurs dits « de droite » par Instagram, ni même de l’amende promise à X à cause d’une interview de Donald Trump. Il s’agit plus simplement et en général de l’ensemble des modérateurs et fact-checkers qui encadrent la diffusion d’information sur l’ensemble des réseaux sociaux, tant dans les démocraties dites libérales que dans le monde dit « illibéral ». Les protestations de Moscou demandant à la justice de présenter des preuves « sérieuses » contre Dourov font à cet égard sourire, tant les liens entre le prétendu « opposant » et le pouvoir russe sont restés forts. L’Est ne défend pas plus ici la liberté que l’Ouest, bien sûr, en la matière. Et en dehors d’une rivalité géopolitique dont le contenu nous échappe largement, la principale différence est que l’Ouest prétend encore se fonder sur la liberté d’expression. C’est là que la déclaration de Macron est particulièrement cynique : il a essayé naguère de séduire Dourov pour s’en servir contre Poutine en Ukraine, et, y ayant échoué, il laisse des juges se lancer à ses trousses, des juges dont on sait très bien qu’ils sont les auxiliaires utiles du totalitarisme arc-en-ciel, non des soutiens des libertés.

 

Pauline Mille