Une nouvelle enquête désigne un coupable pour le syndrome de la Havane : la Russie

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Tous les médias ont repris, depuis le 1er avril, les résultats de cette enquête menée de front par le journal d’investigation russe indépendant The Insider (basé à Riga, en Lettonie), le magazine allemand Der Spiegel et la chaîne américaine CBS. Le « syndrome de La Havane », déjà évoqué ici par Matthieu Lenoir alors que l’expression n’était pas encore consacrée, a donné lieu à une véritable série policière. Depuis près d’une décennie, des rapports isolés font état d’étranges problèmes de santé chez le personnel diplomatique et d’espionnage américain stationné dans des régions sensibles du monde, comme Cuba, la Chine et le Vietnam. Et les derniers éléments de l’enquête visent, sans ambages, la Russie.

Mais les preuves manquent néanmoins et c’est le gouvernement américain qui le dit le premier – avant Poutine. Une situation déroutante et toujours mystérieuse qui nourrit de nombreuses interrogations.

 

The Insider mène l’enquête

Le 31 mars dernier, CBS News révélait « des développements importants » de leur enquête longue de 5 ans. Elle indiquait posséder des preuves solides circonstanciées que des agents russes avaient été vus à proximité de nombreuses attaques référencées. Des noms sont divulgués, des photos. Des victimes étaient interrogées ainsi que leurs avocats, mais aussi l’ancien officier Greg Edgreen qui fut, un temps, chargé de l’enquête par le Pentagone et qui a fondé une organisation pour aider les victimes du « syndrome de La Havane ».

Depuis 2016, les mystérieuses attaques font parler d’elles. « Parmi les blessés figurent des membres du personnel de la Maison Blanche, des officiers de la CIA, des agents du FBI, des officiers militaires et leurs familles. Beaucoup pensent qu’ils ont été blessés par une arme secrète qui tire un faisceau de micro-ondes ou d’ultrasons à haute énergie », affirme l’article. Ils sont officiellement plus de 200, mais les conclusions provisoires d’une étude menée par le renseignement américain évoquaient, en janvier, un millier de cas « rapportés au gouvernement ».

Les symptômes sont à peu près les mêmes chez toutes les victimes : bruits étranges, fortes douleurs à la tête, nausées, troubles de l’audition, ainsi que d’autres symptômes neurologiques et même de graves traumatismes crâniens. « Certaines victimes ont été frappées à l’intérieur de bureaux ou de chambres d’hôtel, tandis que d’autres se trouvaient à l’extérieur », note le site Mercator.

 

Des attaques ciblées par sons ou par micro-ondes ?

Il semble que la première série d’attaques ait eu lieu à la Havane en 2016, pourtant en pleine ère d’amélioration des relations diplomatiques avec Cuba sous l’ère Obama. Mais le phénomène se serait répliqué un peu partout à travers le monde, de Taïwan à la Russie, en passant par la Pologne, la Chine, Paris, Genève et même Washington DC, jusqu’au récent sommet de Vilnius en juin 2023 où un haut responsable du Pentagone en aurait fait les frais.

L’enquête de The Insider évoque, à l’origine de ces attaques potentielles, une unité du renseignement militaire russe (GRU), connue sous le nom de 29155 (chargée des opérations à l’étranger) dont plusieurs membres ont d’ailleurs reçu des récompenses et des promotions pour des travaux liés à la mise au point d’« armes acoustiques non létales ». Autrement dit, des armes à énergie dirigée.

« Les armes à énergie dirigée », nous dit Mercator, « fonctionnent en générant une puissante énergie véhiculée par radiofréquence ou micro-ondes et en la dirigeant sous forme d’un faisceau concentré vers une cible. En fonction du niveau de puissance et de la nature de la cible, les résultats d’une l’attaque peuvent aller du simple échauffement à des dommages paralysants dans le cas d’une cible matérielle telle qu’un missile, ou à des blessures physiques graves dans le cas d’un organisme biologique ».

Plusieurs mois avant que 11 responsables américains ne soient touchés par le syndrome au Vietnam lors du voyage de la vice-présidente Kamala Harris en 2021, l’enquête montre qu’un courrier électronique a été envoyé au Conseil de sécurité de Russie, pour que les services de renseignement russes puissent fournir une technologie exclusive aux services de sécurité vietnamiens : y figuraient les « émetteurs acoustiques LRAD », une arme sonique de qualité militaire qui décharge un faisceau sonore ciblé à un volume extrêmement élevé.

Une technologie qui se rapprocherait de la création chinoise, en 2019, d’un « appareil acoustique portable à basse fréquence et à haute concentration de décibels » comme décrit par le quotidien chinois South China Morning Post : un infrason inaudible pour les humains mais qui génère des vibrations pouvant attaquer les tympans, les yeux, l’estomac et même le cerveau.

L’étude approfondie des 21 premiers cas avérés sur l’île de Cuba, publiée par la revue JAMA en mars 2018, faisait mention d’une « source d’énergie inconnue » mais son auteur principal, Douglas Smith, avait affirmé que la piste des micro-ondes était désormais envisagée. Et en décembre 2020, l’Académie des sciences de Washington avait aussi évoqué comme cause probable de ces « incidents de santé anormaux », des ondes basses fréquences hors du spectre de l’audition.

 

« “Syndrome de La Havane” : l’arme secrète russe » titre Le Figaro

Seulement, rien n’est vraiment prouvé.

Du côté russe, c’est la dénégation ferme et complète. Lundi 1er avril, le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, a argué que depuis le début, ce thème du « syndrome de La Havane » a été exagéré et inconsidérément « lié à des accusations contre la Russie » : « Personne n’a jamais publié ou exprimé de preuves convaincantes de ces accusations infondées, où que ce soit. » La directrice générale adjointe du ministère cubain des Affaires étrangères pour les Etats-Unis, s’est empressée de fustiger un « syndrome de Washington »…

Et du côté américain, l’attitude est ambivalente : l’Etat ne se mouille pas. Moins de 24 heures après la diffusion de l’enquête, le département d’Etat américain a maintenu ce qu’il dit depuis le début, à savoir qu’il est « peu probable » qu’un acteur étranger soit responsable de ces mystérieux symptômes.

A la fois, le gouvernement n’a jamais nié la réalité de ces « incidents de santé anormaux », (« anomalous health incidents », ou AHI) comme il a pris l’habitude de les appeler. Il a même adopté, en 2021, la loi HAVANA (Helping American Victims Afflicted by Neurological Attacks) pour indemniser les employés du gouvernement souffrant des symptômes, et demandé à la CIA de charger un espion spécialisé pour enquêter.

A la fois, il saisit toutes les occasions pour certifier que ce n’est pas une « campagne mondiale soutenue d’une puissance hostile », à commencer par la Russie. Le rapport déclassifié Jason, commandé par Trump et rendu en 2018, avait même conclu que les symptômes pouvaient être liés à des conditions naturelles, comme le chant du criquet à queue courte ou les effets secondaires de puissants pesticides.

 

La Russie, coupable réel ou rêvé ?

Des neurologues américains sont allés jusqu’à évoquer une sorte de psychose collective… La dernière étude publiée en mars dans le Journal of the American Medical Association n’a d’ailleurs révélé aucune lésion cérébrale ni dégénérescence chez les diplomates américains et autres employés du gouvernement qui souffraient de ces problèmes de santé mystérieux.

Cela dit, ces symptômes sont « réels » selon le chef du service qui a participé à la recherche : « ils peuvent être très profonds, invalidants et difficiles à traiter » et cela n’exclut en rien la possibilité d’une lésion transitoire. Si un « phénomène externe » est à l’origine des symptômes, « il n’a pas entraîné de changement physiopathologique persistant ou détectable ». Au Canada, une petite vingtaine de diplomates ont réellement porté plainte contre l’Etat fédéral pour négligence en réclamant des millions de dollars.

L’Etat américain est-il en réelle incapacité d’aller plus loin dans l’enquête ? Ou en a-t-il fait le choix délibéré ? Pour Greg Edgreen, le gouvernement exige un seuil de certitude tellement élevé avant de pouvoir reconnaître le rôle du Kremlin qu’il ne peut advenir. Cela lui permet de garder ses œillères et de refuser de voir ce qui équivaudrait, selon lui, à une véritable déclaration de guerre.

Mais encore faut-il être persuadé de la culpabilité russe. D’aucuns se posent la question de la rentabilité de ce type d’attaques, au demeurant peu efficaces. Le mystère reste encore entier quoi qu’en dise The Insider, d’autant que la situation géopolitique pousse à demeurer méfiant quant aux intérêts d’une telle dénonciation. Il ne faut pas oublier que le travail d’enquête du média d’investigation est co-dirigé par Christo Grozev, bien connu pour ses recherches sur l’empoisonnement du défunt leader de l’opposition russe Alexeï Navalny.

En saura-t-on jamais plus ?

 

Clémentine Jallais