Elles ont le vent en poupe. Les crémations directes représentent dorénavant près de 20 % des funérailles en Grande-Bretagne. Et par « directe », on entend : pas de cérémonie, pas d’église, pas d’officiant, pas de personnes en deuil, pas de voiture ni de fleurs. Le dernier « voyage » en stricto solo. La rapidité de l’évolution est frappante, les confinements de l’épidémie de Covid-19 n’y ont pas été pour rien : obligés de se retrouver en tout petit nombre autour du cercueil, certains ont brusquement relativisé l’importance de la démarche publique (sans même parler de religion) des funérailles.
On se dit qu’après tout, ce n’est pas plus mal : on évite l’effet de surprise à tous les niveaux, tant dans la confrontation sociale et familiale, que dans les coûts liés à l’inhumation, aux cérémonies ou aux réceptions. Serions-nous aux temps des grandes calamités où les corps ramassés, entassés, empilés connaissaient le feu pour éviter aux vivants de subir le même sort ?
A l’heure où le matérialisme a envahi les modes de vie des Occidentaux, rendu floues les traditions héritées de nos ancêtres, et annihilé toute notion de vie surnaturelle, il est logique de voir changer ces us et coutumes : quel intérêt, quelle consolation y a-t-il à dire, ensemble, au revoir à ses morts ? Passons à autre chose, et vite !
Crémations directes : crémations sans service funéraire concomitant
L’employé de l’entreprise Pure Cremation a raconté à la chroniqueuse Ysenda Maxtone Graham de The Spectator comment les choses se passaient.
Une fois le certificat de décès établi, votre corps est transporté en camionnette depuis le lieu de votre décès jusqu’à leur crématorium, à Andover, où les visites et l’exposition de la famille ne sont pas autorisées avec le forfait de base (que 99 % des clients choisissent). Vêtu de la même tenue que vous portiez au moment du décès, vous serez placé dans un cercueil pas cher (en peuplier ?) et réfrigéré. A la date prévue par l’entreprise, mais sans heure précise pour que votre famille ne sache pas quand cela aura lieu, vous serez conduit directement à l’incinérateur, disparaissant dans le silence le plus total. Et vos cendres seront livrées à la famille par coursier dans les 14 jours (pas de délai de rétractation).
« Vous externalisez et vous aveuglez tout le processus, et on vous restitue une jolie petite urne, comme pour un chien », écrit la chroniqueuse.
Ces entreprises, évidemment, se félicitent du créneau choisi : pour eux, d’ici à 20 ans, 50 % de la population choisira cette option. Et ils ne savent plus quoi imaginer pour leurs publicités, parfois ubuesques, montrant des septuagénaires confortablement installés dans leur canapé, en train de prépayer, tout sourire, leur crémation directe. A un moindre niveau, on retrouve en filigrane un argument faussement humaniste des pro-euthanasie : vous ne pèserez pas sur vos proches. Quant aux vivants pressés de faire un choix, ils leur susurrent qu’ainsi, il se concentreront davantage sur la mémoire de leur défunt – un mensonge éhonté.
« Digne, sans stress et abordable ? » La désagrégation des funérailles pour les morts
La crémation est déjà, malheureusement, un choix très important dans la tête des populations européennes, elle qui ne représentait que 1 % des obsèques en 1980, en France, et en représente, aujourd’hui, 45 % : en Grande-Bretagne, elle avoisine les 80 %. On pourrait dire que la crémation directe est juste un pas supplémentaire qui ne s’embarrasse pas de l’événementiel et représente une source d’économies importante : on peut compter entre 2.000 et 3.000 euros de moins. Sans foi, ni loi, ni sou, l’affaire devient tentante pour les jeunes qui enterrent leurs vieux… Mais l’argument financier n’est pourtant pas le premier de tous.
Le fait est qu’on n’aurait plus besoin de pleurer ensemble.
Une étude indépendante, menée par des sociologues de l’Université de Bath, avait déjà réfléchi au phénomène, en 2019, en posant la question de « l’intérêt thérapeutique », pour les familles, de ce rituel public bien établi. Désormais, il semble que la tenue d’une cérémonie funéraire le jour même de la crémation d’un corps ne soit plus quelque chose d’indispensable : on peut la faire de manière ultérieure, on peut même ne pas la faire du tout, parce qu’on la juge non souhaitable, voire néfaste.
Ce processus serait le même que pour celui des mariages dont l’évolution au cours des 40 dernières années montre que l’on privilégie des événements plus petits, plus isolés, au mépris du maintien de la cohésion sociale, du caractère public de la réalité de l’engagement. L’essor des crémations directes prouverait, d’une façon similaire, le déclin du besoin de soutien social, la privatisation d’un geste auparavant public, alors que grandit, à l’inverse, le désir de contrôle sur les modalités annexes, à savoir qui pourra assister à la cérémonie commémorative si elle a lieu, etc.
Après tout, c’est à l’image des nouvelles aspirations de nos sociétés modernes ultra-individualistes, aux liens familiaux et sociaux profondément distendus.
Rituel païen : le contrôle jusqu’au bout de la dépouille humaine
C’est aussi très représentatif de l’idée qu’on se fait du corps du défunt : avec la crémation directe, il perd de manière radicale toute importance. Loin d’être veillé, il est soustrait aux regards et réfrigéré… et le jour de son incinération, disparaît sans la présence d’un vivant, et surtout sans la prière d’un proche.
On assiste à une redéfinition grave et fondamentale des normes funéraires, en place depuis des millénaires dans nos sociétés judéo-chrétiennes. Pourquoi ne trouve-t-on aucune incinération dans l’Ancien Testament, alors qu’elle était largement pratiquée dans l’Antiquité grecque et romaine ? Cette pratique séparait tout simplement ceux qui croyaient en l’immortalité de l’âme et les autres. Avec la christianisation progressive de l’Europe s’imposa peu à peu le rite de l’inhumation.
Remis en cause avec la Révolution, il finit par être rattrapé par le rituel païen de la crémation. Et l’Eglise qui avait tant fait pour pérenniser ce respect du corps, marqué au cours de sa vie par les onctions saintes, rendu à la terre en attendant sa résurrection, se plia à l’esprit du monde après le Concile Vatican II et concéda ce mode de funérailles, limitant la condamnation de la crémation aux seuls cas où elle est manifestement dictée par une mentalité anti-chrétienne.
La symbolique est pourtant puissante et l’étude universitaire citée ci-dessus le notait bien : par la crémation, le défunt ou, pire, la famille du défunt ordonne la destruction du corps, avant qu’il ne la subisse de par la loi de la nature. Au-delà de la mort, même, il y a volonté de contrôle. Et la crémation directe amplifie ce phénomène, interdisant au monde des vivants l’accompagnement final, le dernier hommage, la prière ultime.
La chroniqueuse de The Spectator l’a écrit : comme des chiens.