La première Exhortation apostolique portant la signature de Léon XIV, Dilexi te, a été rendue publique le 9 octobre dernier. Elle était évidemment très attendue en tant que premier document véritablement magistériel du nouveau souverain pontife. Elle n’est pas pour autant programmatique ou doctrinale, s’adressant plutôt sur un ton pastoral aux les catholiques pour leur donner des conseils de véritable vie chrétienne. Elle n’est d’ailleurs pas entièrement de sa main, puisque Léon XIV a repris à son compte le texte que rédigeait François avant de mourir, et qui était resté inachevé.
Beaucoup plus significative sera la première encyclique de Léon XIV dont la publication est attendue pour début 2026 : encyclique sociale consacrée à la révolution industrielle que représentera l’arrivée, pour ne pas dire l’explosion, de l’intelligence artificielle.
Dans Dilexi te, prenant la suite de son encyclique sur le Sacré-Cœur, Dilexit nos, François, annonce d’emblée Léon XIV, imaginait le Christ s’adressant à chaque pauvre en leur disant : « Tu as peu de force, peu de pouvoir, mais “moi, je t’ai aimé” (Ap 3, 9). » Le pape ajoute : « Ayant reçu en héritage ce projet, je suis heureux de le faire mien – ajoutant quelques réflexions – et de le proposer au début de mon Pontificat, partageant ainsi le désir de mon bien-aimé Prédécesseur que tous les chrétiens puissent percevoir le lien fort qui existe entre l’amour du Christ et son appel à nous faire proches des pauvres. »
Dilexi te : je t’ai aimé
Voilà qui correspond bien à la manière de faire de Léon XIV, déjà bien visible aujourd’hui : ne pas se mettre en opposition frontale, insister sur la continuité de l’Eglise tout en ajoutant des touches, voire des rectifications personnelles. La première de ces touches personnelles vient immédiatement : « En effet, je pense moi aussi qu’il est nécessaire d’insister sur ce chemin de sanctification. » L’expression ne lui est certes pas propre, mais on voit que l’approche du sujet des pauvres et de la pauvreté est pour Léon XIV celle qui passe par le devoir personnel de chacun de mettre en œuvre la charité.
Il est remarquable que l’essentiel de Dilexi te soit consacré à l’histoire de la prédication en faveur des pauvres, et plus généralement de tous ceux qui souffrent, à travers les paroles du Christ lui-même et les réflexions des Pères de l’Eglise, des évêques des premiers temps, ainsi qu’aux exemples d’œuvres charitables entreprises par les saints à travers les siècles. Parmi ces œuvres, la première citée par Léon XIV est d’ailleurs le geste de Marie-Madeleine versant sur la tête de Jésus « une huile parfumée très précieuse » :
« Quelle consolation ce baume sur sa tête qui, quelques jours plus tard, serait tourmentée par les épines ! C’était un petit geste, certes, mais ceux qui souffrent savent combien même un petit geste d’affection peut être grand, et quel soulagement il peut apporter. Jésus le comprend et en atteste la pérennité : “Partout où sera proclamé cet Evangile, dans le monde entier, on redira à sa mémoire ce qu’elle vient de faire” (Mt 26, 13). La simplicité de ce geste révèle quelque chose de grand. Aucun geste d’affection, même le plus petit, ne sera oublié, surtout s’il est adressé à ceux qui sont dans la souffrance, dans la solitude, dans le besoin, comme l’était le Seigneur à cette heure. »
Ce geste fou aux yeux de Judas, qui pensait à l’argent qui aurait pu être donné aux pauvres si on avait vendu le précieux flacon d’onguent, était donc tout aussi nécessaire et d’une certaine manière plus mémorable que la distribution des biens aux pauvres…
Léon XIV et « l’option préférentielle pour les pauvres »
Une église pauvre avec les pauvres, l’option préférentielle pour les pauvres, les « structures de péché » tous ces mots clefs aimés des théologiens de la libération se trouvent bel et bien dans le texte. Mais comme il est dans ce texte prioritairement question des attitudes, des devoirs et des actes individuels, il est difficile d’y voir la dialectique marxiste s’inviter dans le texte. Celui-ci précise aussitôt :
« Cette “préférence” n’indique pas une exclusion ou une discrimination envers d’autres groupes, qui seraient impossibles en Dieu. Elle entend souligner l’action de Dieu qui est pris de compassion pour la pauvreté et la faiblesse de l’humanité tout entière et qui, voulant relever et inaugurer un Règne de justice, de fraternité et de solidarité, a particulièrement à cœur ceux qui sont discriminés et opprimés, demandant à nous aussi, son Eglise, un choix décisif et radical en faveur des plus faibles. »
Il ne peut d’ailleurs y avoir d’action bienfaisante envers celui qui a faim, qui a soif, qui est nu, étranger ou prisonnier, s’il n’y a pas de riche ayant les moyens de la mettre en œuvre… Nulle part, le texte ne crée l’impression qu’il appartient à l’Etat, ou en tout cas à l’Etat seul ou principalement, de venir au secours des plus pauvres, même si celui-ci dispose d’un « droit de contrôle » en tant qu’il est chargé de « veiller à la préservation du bien commun ».
Voir le Christ en celui qui est pauvre et avoir à l’égard de ce dernier toute la compassion libre et active du Bon Samaritain – figure du Christ par excellence – qui s’en approche, le soigne personnellement, se dérange et donne de son temps et de ses biens : voilà en quelques mots ce que Dilexi te cherche à nous dire.
Ce qu’il y a de très traditionnel dans Dilexi te
Il n’y a là rien que de très traditionnel, d’autant qu’il est bien plus question de « charité » – elle « n’est pas une voie facultative, mais le critère du vrai culte », selon Dilexi te – que de « justice sociale », et celle-ci y retrouve les accents de saint Jean Chrysostome : « Ce sens profond de la justice sociale l’amène à affirmer que “ne pas donner à la pauvreté ce qui vient de nos propres biens, c’est voler les pauvres et les priver de leur vie : ce ne sont pas nos biens, mais les leurs, que nous gardons pour nous.” »
On lit plus loin : « Le Très-Haut ne se laisse pas vaincre en générosité envers ceux qui le servent dans les plus démunis : plus grand est l’amour pour les pauvres, plus grande est la récompense de Dieu. Cette perspective christocentrique et profondément ecclésiale conduit à affirmer que les offrandes, lorsqu’elles naissent de l’amour, non seulement soulagent les besoins du frère, mais purifient également le cœur de celui qui donne, s’il est disposé à changer : “Les aumônes peuvent te servir à détruire les péchés du passé, si tu changes de comportement” (Pseudo-Augustin, Sermo CCCLXXXVIII). C’est, pour ainsi dire, la voie ordinaire de la conversion pour ceux qui veulent suivre le Christ d’un cœur sans partage. »
Augustin d’Hippone, cher au pape Léon XIV, est lui aussi abondamment cité. Tout comme les ordres religieux, notamment les Bénédictins : leur « travail silencieux était le levain d’une nouvelle civilisation où les pauvres n’étaient pas un problème à résoudre, mais des frères et sœurs à accueillir », leur apportant « formation culturelle et spirituelle », car cela fait partie de ce tout. Dilexi te cite encore le choix de la pauvreté par les Ordres mendiants pour mieux prêcher l’Evangile et partager ses richesses, et même le don d’eux-mêmes des Trinitaires et des Mercédaires fondés vers 1200 pour racheter, voire se substituer aux chrétiens réduits en esclavage (par les Barbaresques) se trouvant « en danger extrême de perdre leur foi ».
« Pauvreté évangélique », fondations pour malades, « éducation des pauvres » par les nombreux ordres enseignants accueillant gratuitement tous les enfants – depuis saint Joseph de Calazans jusqu’à saint Jean Bosco et aux fondations enseignantes de saintes religieuses du XIXe siècle qui « surtout, formaient les consciences » : on n’est pas là dans la revendication politique.
Le pape Léon et les migrants
Il fait attendre le paragraphe 73 (sur les 121 que compte l’Exhortation) pour que celle-ci aborde la question des « migrants » – à travers les besoins spirituels des émigrés européens en Amérique. Les migrants contemporains ne sont évoqués qu’au paragraphe 75, avec force citations de François et cette conclusion par trop irénique : « Dans tout migrant rejeté, le Christ lui-même frappe à la porte de la communauté. » C’est oublier bien des crimes et des souffrances subies par des populations autochtones abandonnées, imputables aux politiques d’immigrations…
Il faut bien dire qu’en lisant l’Exhortation, on se sent curieux de savoir quels mots sont de François, et quels autres de Léon !
Dans un commentaire de Dilexi te publié par Rorate-Caeli, Roberto de Mattei observe que « si le thème de la pauvreté est bergoglien, l’approche n’est pas la même ». « Le Pape François semblait exhorter à un engagement politique et social actif alors que Léon XIV appelle à un engagement moral et charitable », poursuit de Mattei, notant que le nouveau pape cite bien les mouvements populaires chers à son prédécesseur, mais en parle de manière générique et subordonnée à l’océan, et qu’« entre les deux pôles de la justice et de la charité… il semble attribuer le premier rôle à la charité ».
Comme le note Roberto de Mattei, le pape Léon inclut parmi les pauvres ceux qui ont besoin de paroles d’instruction et de vérité.
Léon XIV incite à la charité et même à l’aumône en faveur des pauvres
Léon XIV réhabilite même l’aumône, « qui n’a pas bonne réputation aujourd’hui, souvent même parmi les croyants. Non seulement elle est rarement pratiquée, mais elle est parfois même méprisée » au motif qu’il faudrait d’abord donner un travail au plus pauvres. Mais cela n’est pas toujours possible :
« L’aumône reste, entre-temps, un moment nécessaire de contact, de rencontre et d’identification à la condition d’autrui. Il est évident, pour ceux qui aiment vraiment, que l’aumône ne dégage pas les autorités compétentes de leurs responsabilités, ni n’élimine l’engagement organisationnel des institutions, ni ne remplace la lutte légitime pour la justice. Mais elle invite au moins à s’arrêter et à regarder la personne pauvre en face, à la toucher et à partager avec elle quelque chose de soi-même. En tout état de cause, l’aumône, même modeste, apporte un peu de pietas dans une vie sociale où chacun court après son intérêt personnel… L’amour et les convictions les plus profondes doivent être nourris, et cela se fait par des gestes. Rester dans le monde des idées et des discussions, sans gestes personnels, fréquents et sincères, sera la ruine de nos rêves les plus précieux. Pour cette simple raison, en tant que chrétiens, ne renonçons pas à l’aumône. Un geste qui peut être fait de différentes manières, et que nous pouvons essayer de faire de la manière la plus efficace possible, mais nous devons le faire. Et il vaudra toujours mieux faire quelque chose que ne rien faire. Dans tous les cas, cela touchera notre cœur. Ce ne sera pas la solution à la pauvreté dans le monde, qui doit être recherchée avec intelligence, lutte et engagement social. Mais nous avons besoin de nous exercer à l’aumône pour toucher la chair souffrante des pauvres. »
Il est vrai que Dilexi te reprend beaucoup de thèmes du pape François, et cite assez abondamment les textes sud-américains qui, à la suite de Vatican II, ont placé le discours social au centre, au détriment du Christ, qui a été détourné pour en faire une force politique.
Mais l’angle d’approche et la focalisation ne sont plus vraiment les mêmes : il s’agit pour le riche de se sentir personnellement responsable du sort de ceux qu’il a les moyens d’aider, et pour le pauvre « de sentir que les paroles de Jésus s’adressent à lui : “Je t’ai aimé” (Ap 3, 9) », comme le dit l’Exhortation en conclusion.
Double objectif, en somme : le riche doit voir dans le pauvre le visage du Christ lui-même, pour que le pauvre puisse voir dans le riche qui le secoure le visage du Christ se penchant sur sa misère. On est loin de la lutte des classes !