L’historien Yuri Dmitriev qui a découvert les charniers soviétiques de Sandarmokh fait l’objet d’un drôle de procès…. la Russie ne veut plus « démoniser » Staline

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C’est un feuilleton qui dure maintenant depuis 18 mois. Et pose question quant aux réelles motivations de « la machine de la justice » qui s’est mise en marche en Russie. Yuri Dmitriev, historien local, qui se bat depuis les années 1980 pour la reconnaissance et les fouilles des charniers de Sandarmokh, se voit l’objet d’un procès hors norme, à huit clos, l’accusant de détention d’images pornographiques – celles de sa fille, âgée alors de 11 ans – et de détention des « éléments principaux » d’une arme à feu… Son avocat craint qu’en dépit de preuves suffisantes, il ne soit néanmoins déclaré fou et interné.
 
Ce qui est certain, c’est que son militantisme entre en confrontation directe avec le récit historique du Kremlin selon lequel la Russie ne doit pas avoir honte de son passé – l’inavouable, on l’ignore.
 

Procès Yuri Dmitriev : il a commencé cette semaine avec les « soins » psychiatriques

 
Peu s’attendaient, déjà, à l’arrestation de l’historien Yuri Dmitriev, en décembre 2016. Il avait reçu, ces dernières années, nombre d’hommages en vertu de son travail accompli à Sandarmokh. Du prix « Golden Pen of Russia » en 2005 pour ses publications, à la Croix d’Or du Mérite de Pologne en 2015, sans compter un diplôme honoraire de la République de Carélie en 2016… Depuis qu’il a fait la découverte, entre 1997 et 2006, de ces immenses charniers dans le massif forestier de Sandarmokh, en République de Carélie, sa réputation est allée crescendo.
 
La Grande Terreur stalinienne a toujours pris soin d’exécuter dans le secret ses victimes. Encore maintenant, on ignore certains lieux où les 800 000 corps (pour le moins) furent entassés après l’exécution sommaire… Grâce au travail, entre autres, de Yuri Dmitriev, il a pu être établi que Sandarmokh vit mourir, le plus souvent d’une balle dans la nuque, et enfouir 9 000 personnes, entre 1937 et 1938 – les victimes, de plus de cinquante nationalités différentes (certaines venues des îles Solovki), du paysan au poète, de l’ingénieur au prêtre, furent identifiées.
 
Des complexes commémoratifs y ont même vu le jour et une journée annuelle du souvenir, officiellement reconnue, avait lieu tous les 5 août, sous les troncs élancés de cette triste forêt. Mais le 5 août 2016, pour la première fois en 19 ans depuis le dévoilement du mémorial, le gouvernement tout autant que les instances religieuses ont boudé l’événement – ordre avait été visiblement donné.
 
Cette même année 2016 a vu également la tentative manifeste (organisée ?) d’une réécriture de « l’épisode » Sandarmokh. Journaux et émissions de télévision ont repris l’article d’un historien finlandais pour affirmer, sans preuves, que les victimes étaient en fait des prisonniers de guerre soviétiques abattus par les envahisseurs finlandais en 1941-1944…
 

Les charniers de Sandarmokh, en Russie du nord-ouest

 
L’arrestation de Yuri Dmitriev est donc intéressante dans le sens où on assiste à un processus de retour arrière idéologique notable de la part des autorités politiques.
 
Le procès, commencé en juin 2017 sur la base d’une dénonciation anonyme, est lui-même relativement suspicieux. Par deux fois, un groupe d’experts approuvé par la Cour a déjà acté que les neuf photographies de sa fille n’avaient aucun contenu pornographique et que Yuri Dmitriev était sain d’esprit. Mais le 27 décembre dernier, le tribunal a ordonné que les mêmes photos soient réexaminées par un plus grand nombre d’experts pour la troisième fois et que l’accusé soit soumis à plus de tests psychiatriques pour déterminer s’il avait des « déviations sexuelles »… A force, le résultat va bien finir par changer !
 
Certains soulignent à juste titre que les découvertes successives de Dmitriev n’étaient pas pour rendre gloire à l’ère stalinienne et au-delà, à l’ère soviétique. Pire, son verbe portait de plus en plus haut, et Poutine n’a pas choisi de miser sur la dénonciation des horreurs du communisme, préférant faire appel au patriotisme russe en saluant en Staline le « gestionnaire efficace » de la victoire militaire…
 
Le chef du Kremlin ne veut pas de la reconnaissance des éléments sans gloire du passé soviétique – surtout à l’approche d’une élection présidentielle, en passe d’être remportée. A plusieurs reprises, il a publiquement critiqué la « diabolisation excessive de Staline », au motif que ce passé malheureux était utilisé par les étrangers pour saper le pays (quand bien même, serait-ce une raison suffisante ?). Deux mois avant l’arrestation de Dmitriev, son organisation, l’International Memorial Society avait d’ailleurs été placée sur les listes des « agents étrangers » parce qu’elle recevait des subsides de l’extérieur et donnaient une version trop négative de l’histoire russe…
 

Poutine ne souhaiter pas davantage informer le peuple russe de la réalité soviétique

 
La nostalgie à motivation politique serait-elle préférable, pour Poutine, à une saine reconnaissance intellectuelle ? Ou « les taches de naissance » communistes dont il parlait au cinéaste américain Oliver Stone, auraient-elles encore de l’influence ? En tout cas, les méthodes utilisée pourraient ironiquement faire penser, comme le remarquait The New American, à celles de l’ère soviétique – surtout si Dmitriev se retrouve interné, sans qu’aucune preuve de sa culpabilité n’ait été apportée… la « maladie mentale » fut prétexte facile en terre communiste (même Trump y passe outre Atlantique !).
 
Pourtant, Staline, c’est trente millions de morts, via les exécutions, les camps de travail, les famines. Mais même tous les Russes n’en sont pas encore vraiment persuadés : un sondage réalisé en avril par le centre de recherche de Levada a révélé qu’un quart des Russes considéraient les actions de Staline comme « historiquement justifiées ». 13 % des sondés ont même admis ne rien savoir de ses meurtres de masse… !
 
Poutine ne souhaiterait pas davantage les informer ? Yuri Dmitriev stigmatisait ainsi l’attitude des dirigeants locaux sciemment frileux : « Nous ne connaissons pas le passé, et nous ne voulons pas savoir » ! Si ceux qui persistent à dire la réalité intrinsèquement perverse du communisme et/ou les méfaits des communistes russes, sont considérés comme des ennemis de la Russie actuelle et sont traités comme une opposition politique, on est en droit de se poser de sérieuses questions.
 

Clémentine Jallais