C’est un fait : les algorithmes prennent de plus en plus en charge des fonctions de gestion auparavant occupées par des humains, en particulier l’embauche, le licenciement, la direction et l’évaluation des travailleurs. Le VTC répondant à l’application Uber ou Lyft, le vendeur Amazon ou encore l’infirmier à domicile utilisant l’appli Inzee.Care, dépendent désormais (presque) uniquement d’applications algorithmiques auxquelles est intégrée une certaine forme d’Intelligence Artificielle (IA).
Quelles sont les conséquences de cette nouvelle relation de production qui envahit le monde du travail, à commencer par sa base ? Assiste-t-on à l’essor d’un travail déshumanisant et délétère, foncièrement « mauvais », à savoir un travail dangereux, précaire, qui vous offre peu de possibilités d’avancement ou d’autonomie ? Le succès indéniable qu’il rencontre fait dire, au contraire, qu’il y a consentement et même souvent contentement de la part de ceux qui le choisissent. Mais quelle est la nature profonde de ce « oui » des travailleurs ?
Dans une récente étude, la chercheuse Lindsey Cameron, professeur à l’Université de Pennsylvanie, a commencé à répondre à ces questions essentielles pour l’avenir, vu le tournant que fait prendre l’avènement de l’IA au monde de l’emploi. L’efficacité et la flexibilité sont bien au rendez-vous, mais on peut aussi se demander si cette dépendance et cet assujettissement aux machines ne grèvent pas, dans une certaine mesure, l’autonomie humaine.
Comment l’IA participe à l’essor du travail à la demande
L’ultra-connnectivité a fait fortement augmenter l’économie à la demande, à savoir le travail à court terme, en indépendant : en ligne, elle représente dorénavant jusqu’à 12 % de la main-d’œuvre mondiale. Toutes ces personnes se connectent à des applications numériques dans lesquelles des algorithmes, au lieu des humains, gèrent les travailleurs, les récompensent, les disciplinent et les évaluent. C’est une transformation radicale de l’organisation traditionnelle du travail à laquelle participent activement les plateformes numériques telles qu’Uber, Instacart et Amazon Flex.
Pour un certain nombre de chercheurs, ce mode de travail entre dans la catégorie du « mauvais emploi » type, caractérisé par des salaires variables et bas, des horaires imprévisibles. Pour certains, la « tyrannie » algorithmique engendre la « cruauté » et enferme les travailleurs dans une « cage invisible » (expressions citées par l’auteur de l’étude). De plus, comme les travailleurs à la demande sont classés comme des entrepreneurs indépendants, ils bénéficient d’une protection de l’emploi bien moindre que dans un poste traditionnel.
Pourtant, les travailleurs qui choisissent volontairement de fonctionner de cette manière ne donnent pas vraiment cette image d’esclaves malgré eux d’un système oppresseur. D’abord la flexibilité les attire immanquablement : ils ont accès à un plus grand nombre d’activités que pour un emploi traditionnel et peuvent même coordonner, en même temps, des postes divers, grâce à des applications qui les cumulent.
Mais surtout, il y a une implication réelle de leur part, selon l’auteur de l’étude qui a effectué de nombreux entretiens et passé beaucoup de temps parmi les chauffeurs VTC. Et cette implication sous-entend un consentement actif et une participation enthousiaste.
Un choix limité mais constant, qui maintient les travailleurs engagés dans leur consentement
Plus précisément, Lindsey Cameron a identifié deux dynamiques clés qui motivent les travailleurs, au-delà du simple attrait de la flexibilité.
Tout d’abord ils ont la possibilité de poser des micro-choix fréquents qui participent à un sentiment d’autonomie et d’épanouissement. Que ce soit dans un sens positif, comme le fait d’accepter une course en suivant rigoureusement les règles du système de gestion algorithmique. Ou dans un sens déviant, pour tenter, au contraire, de jouer avec, en refusant par exemple plusieurs courses d’affilée pour essayer de faire augmenter les prix… Mais dans les deux cas, il y a adhésion au système et donc consentement.
La seconde dynamique évoquée par la chercheuse est celle des « jeux » sur le lieu de travail, qui aident à trouver un sens à ce qui est effectué : gagner et conserver la meilleure note de satisfaction de la clientèle ou encore établir les meilleures stratégies pour maximiser ses chances de gains… La gestion par l’algorithme donne de quoi se dépasser, en permettant au travailleur d’adopter un comportement qui correspond à son tempérament ou à ses envies.
La littérature antérieure de l’emploi, nous dit l’auteur, mettait l’accent sur la façon dont les mécanismes sociaux suscitent le consentement par le biais de relations sociales durables et de grande envergure. Cette étude met en lumière, elle, comment le pouvoir et le contrôle individuels peuvent être profondément impliqués dans la production du consentement et comment le contrôle managérial se sert de cet état de fait pour faire désirer ce nouveau type de travail, soumis à une « machine ».
Emplois : comment raisonner avec une gestion algorithmique ?
Tout l’enjeu, bien évidemment, est de connaître l’entière réalité de ce « consentement » et le fait qu’il puisse masquer des éléments structurellement plus problématiques.
On vend au travailleur soumis à une application de gestion algorithmique, une plus grande autonomie. Ce qu’on ne dit pas, c’est que les individus travaillent alors plus longtemps et hésitent moins à prendre plus de risques économiques et physiques par rapport à un travail plus traditionnel et de qualification similaire. « Les travailleurs sont souvent poussés à leurs limites physiques et émotionnelles », écrit Cameron, sans l’empathie d’un gestionnaire humain.
Quant à l’emprise de la technologie de la plate-forme, elle est indéniable : c’est le principe de l’addiction. « Le capitalisme de plateforme doit une grande partie de sa domination au sentiment de bien-être que l’on ressent lorsqu’on est capturé par la plateforme », écrivait la sociologiste McMillan Cottom. Par exemple, les chauffeurs VTC qui jouaient à l’un des « jeux » évoqués par l’auteur « étaient profondément engagés dans la conduite, conduisant souvent plus longtemps – en termes d’heures et de semaines – que ceux qui ne jouaient pas à un jeu ».
Ce consentement actif, ce « oui » obtenu par le jeu a des origines qui lui sont propres, assez différentes de celles qu’on retrouve dans un marché de l’emploi classique, cantonné aux interactions humaines. Il semble que l’individu soit à la fois plus manipulable, répondant à des mécanismes, et plus individualiste, centrant son action sur lui-même, indépendamment de toute entité.
Une « technologie infrastructurelle » qui modifie le système de production et le processus de travail
Il faut garder à l’esprit que « les algorithmes s’intègrent de plus en plus dans le travail, quels que soient la profession, l’industrie, le niveau de compétence ou le niveau de revenu ». Les cols blancs y seront soumis, comme les cols bleus, quoique d’une manière différente – et certains, même, ne feront pas long feu. Il suffit de regarder la surveillance des travailleurs à domicile qui a eu lieu pendant la période de la covid, « avec l’introduction d’outils qui pouvaient suivre vos frappes au clavier ou si vous étiez actif sur votre ordinateur », note l’auteur…
L’avancée de l’IA dans les rôles de gestion est sûrement inévitable, mais Cameron a exhorté à maintenir la surveillance humaine dans tous ces domaines. « Il faut qu’un humain soit dans la boucle. On ne peut pas avoir de limites d’évaluation strictes et rapides. Dans certaines entreprises, un algorithme peut vous licencier si vous n’atteignez pas votre quota. Non seulement cela ne devrait pas se produire, mais il faut prévoir un processus d’appel lorsque des décisions sont prises. (…) En gros, ne laissez pas l’algorithme être stupide. »
Pour les VTC, il fonctionne en tout cas très bien…