Tous les transports par voie de terre sont bloqués en Allemagne : les agriculteurs en colère bloquent les routes (et les autoroutes), et les contrôleurs ferroviaires bloquent les trains. Ces grèves gigantesques perturbent une économie déjà mal en point (en récession au troisième trimestre 2023) et montrent le malaise général qui a saisi le pays. Pour l’Allemagne aussi, la « fin de l’abondance » qu’annonçait Emmanuel Macron pour la France est arrivée. Avec les conséquences politiques que cela implique : tous les sondages indiquent une chute brutale des partis qui ont géré les affaires par leur coalition (chrétiens-sociaux, socialistes, écologistes et libéraux), et une croissance rapide de l’AFD (droite radicale) et de Die Linke (gauche radicale). Sur fond de mécontentement de la guerre en Ukraine : l’Allemagne, qui a largement profité de l’Europe et de son statut de nain militaire et de géant économique au service des Etats-Unis, subit une sorte de révolution et se trouve au bord de l’explosion.
Des « gilets jaunes » pour l’Allemagne ?
Toute la semaine, les paysans auront bloqué l’Allemagne avec leurs tracteurs avant leur grand rassemblement prévu lundi 15 janvier. Comme leurs confrères français, ils n’en peuvent plus et jugent que l’on marche sur la tête, mais, au lieu de s’en tenir à monter symboliquement les panneaux routiers des villages à l’envers, ils ont décidé de montrer leur force. Ce qui a déclenché le mouvement est la décision du chancelier Scholz (socialiste, en coalition avec les écologistes et les libéraux) de réduire beaucoup de subventions à l’agriculture (y compris sur le carburant) pour combler les déficits alors que le coût de la vie augmente. Le niveau d’énervement n’a pas encore atteint celui des Pays-Bas, où la troupe l’an dernier a tiré à balles sur les manifestants, mais un rien pourrait provoquer l’explosion et le quotidien belge Le Soir estime que cette colère « rappelle les gilets jaunes ».
La fin de l’abondance change les syndicats allemands
En effet, la contagion de la grogne a gagné le transport ferroviaire. Le puissant syndicat des conducteurs de train, la Gewerkschaft Deutscher Lokomotivführer (GDL, 40.000 membres), a décidé une grève de trois jours pour faire plier l’équivalent allemand de la SNCF, la Deutsche Bahn (DB). Les cheminots veulent des augmentations de salaire pour suivre l’inflation et la semaine de 35 heures sur quatre jours sans perte de revenus. Leurs grèves de novembre et décembre, passées inaperçues, n’ont pas convaincu la direction de la DB, qui a essayé en vain de contester la légalité de leur mouvement devant la justice et maintient qu’accéder à leur demande « augmenterait les frais de personnel de l’entreprise de 50 % ». C’est une position de négociation bien sûr, mais elle montre que le climat est malsain, et que le modèle allemand de cogestion de l’économie par des syndicats « forts, responsables et non politisés » est en train de s’enrayer avec la crise actuelle.
Une révolution : l’Allemagne pacifiste conspue ses élites
Selon le quotidien allemand de référence Die Zeit, « seuls 19 % des électeurs sont satisfaits du travail d’Olaf Scholz, (…) aucun chancelier fédéral n’a jamais enregistré une cote de popularité aussi faible », et cela traduit une inquiétude de fond. Les résultats économiques de 2023 sont mauvais, le PIB de l’Allemagne s’est rétracté de 0,1 % aux mois de juillet, août et septembre. La guerre en Ukraine est impopulaire, l’aide militaire coûte très cher, le « plan de cent milliards d’euros » pour relancer l’armée et l’industrie d’armement allemandes, s’il satisfait quelques industriels, inquiète une opinion devenue très pacifiste. Parmi les pancartes des agriculteurs, on notait celles-ci : « Sans agriculture vous auriez faim » et « On ne peut pas manger de tanks ». Autre conséquence de cette guerre, l’industrie allemande, qui bénéficiait jusqu’alors d’une énergie à bas prix avec le gaz russe, est en difficulté. D’autant plus que les obsessions anti-nucléaires des Verts locaux ont mis l’Allemagne dans une panade énergétique durable.
Fin du règne rose de l’Allemagne sur l’Europe ?
D’autre part la démographie est catastrophique, les jeunes couples préfèrent un chien à un enfant. En Allemagne, les immigrés turcs ont déjà partiellement remplacé la population de souche et les nouveaux migrants, souvent musulmans, qui ont afflué depuis la crise de 2014 posent des problèmes croissants en n’intégrant pas les normes occidentales. Où qu’il se retourne, l’Allemand de base, après des décennies d’abondance, se frotte les yeux et se réveille avec la gueule de bois. La Seconde Guerre mondiale s’était terminée pour lui en crépuscule des dieux, mais, en échange d’une contrition générale et d’un profil politique bas permanent, il vécut ensuite soixante-dix ans de rêve rose : économie sociale de marché, Deutsche Qualität, und so weiter und so fort. Les Etats-Unis assuraient sa sécurité extérieure et l’Allemagne régnait sur l’Europe, imposant sa politique monétaire, et en tirant de substantiels profits économiques, même l’agriculture, traditionnellement faible, en profitait pour dépasser en plusieurs domaines celle de la France.
Explosion du modèle économique et politique allemand
Mais c’est terminé, tout ça. C’était avant. L’abondance est finie. Comme partout ailleurs on rogne les budgets, et le frigo vide ouvre les yeux des plus pauvres sur le délabrement du pays. Deux élections compteront en 2024 : les européennes, générales, en juin, et les régionales de Thuringe au premier septembre. Tous les sondages donnent les partis de gouvernement en chute libre, et les « extrêmes » en hausse. Avec un avantage à droite. L’évolution de la situation en Thuringe est très éclairante. Aux élections de 2019, Die Linke a obtenu 31,0 % des voix et l’AFD 23,4 %. Les sondages ont noté jusqu’en 2020 une progression de la gauche radicale, qui a culminé à 40 % des intentions de vote en prenant sur les gros partis traditionnels, puis elle n’a cessé de décroître pour atteindre 20 % fin 2023, alors que l’AFD s’est envolée à 34 % tandis que les partis traditionnels qui ont marqué l’après-guerre sont dans les choux !
L’Allemagne a toujours peur des années trente
Ce qui semble à l’ordre du jour, c’est une véritable explosion du modèle économique, social et politique allemand installé en 1949. Et la peur principale qu’entretiennent les élites dirigeantes est celle d’un embrasement général qui, dépassant les « gilets jaunes », leur rappelle l’entre-deux guerres. Les « années trente ». Sans doute la « normalisation » de Giorgia Meloni en Italie, et les concessions que Geert Wilders, le vainqueur « d’extrême-droite » des dernières législatives néerlandaises, a déjà faites pour essayer de constituer son gouvernement, montrent que « l’extrême-droite » parvenue au pouvoir met beaucoup d’eau dans son vin, et relèguent au rang de fantasme le « fascisme » allégué de l’AFD, mais on est en Allemagne, où cette question demeure très sensible. C’est pourquoi de nouvelles forces politiques (abondance de partis ne nuit pas) ont-elles pour mission de rogner la victoire annoncée de l’AFD.
L’Allemagne préfigure-t-elle l’explosion de l’Europe ?
A droite, c’est un conservateur notoire, ancien haut fonctionnaire et chef des Renseignements généraux, vieux routier chrétien-social, très pro-américain, Hans-Georg Maassen, président de la Werteunion qui représentait l’aile droite de la CDU, et qui avait fait parler de lui en acceptant de dialoguer avec l’AFD, qui lance son propre parti. A gauche, c’est l’égérie de Die Linke, Sarah Wangenknecht, qui a quitté la gauche radicale en octobre dernier pour gagner une position encore plus radicale : lancer un parti anti-immigration de gauche (BSW, alliance pour la raison et la justice). Pour elle, l’erreur de la gauche en général et d’un Mélenchon en particulier est d’avoir abandonné le sujet de l’immigration, ce qui ouvre la porte à « l’extrême-droite ». Et d’expliquer : « Nous ne pouvons pas résoudre le problème de la pauvreté dans le monde par la migration. » L’explosion de la gauche allemande et de la politique allemande est déjà en cours : ce qui se profile, si son entreprise est un succès, c’est l’explosion de l’Europe sur cette question de l’immigration.