“Gingolph l’abandonné” : René Bazin, une ode à la Mère

Gingolph l abandonne Rene Bazin
 
C’est l’un des romans les moins connus de René Bazin. Et pourtant, on y entend la mer et on y lit dans les âmes comme jamais… Gingolph l’abandonné vient d’être réédité par les éditions Clovis, agrémenté de nombreuses cartes postales d’époque. Comme le rappelle la préface d’Alain Lanavère, il fut publié dans La Revue des Deux Mondes entre avril et juin 1914 – l’Histoire le fit oublier. René Bazin était angevin. Son impression du pays de Boulogne et de ses marins-pêcheurs n’en porte pas moins un exigeant réalisme qui nous fait vivre parmi ces hommes d’un autre temps, assurément – d’une autre trempe aussi – dans ces petits villages de bord de mer, aux maisons serrées les unes contre les autres, où « la journée de chacun est vite l’histoire de tous »…
 
Nous sommes au début de ce XXe siècle, à l’heure du bouleversement de la grande pêche qui passe de l’artisanat à l’industrie. Le héros du roman, Gingolph, était à 13 ans mousse sur la Reine-Marie, un bateau à voile ; il finit patron d’un grand bateau à moteur. La vie est dure pour chacun. Même pour les « nantis » de la bourgeoisie patronale, les « Vert-de-gris » dont fait partie la famille Gayole. Quant à la famille de Gingolph Lobez, sa mère, pauvre veuve, et ses six enfants, elle vit dans le quartier des Quilles renversées, ces masures construites à la faveur d’une coque de bateau abandonnée… Le courage et l’abnégation ne manquent pas. Ni le sourire, même s’il est grave – « toutes les pauvretés ne sont pas tristes ».
 

Gingolph l’abandonné de la vie

 
Rivalités de cantons, jalousies de fortune, implacables milieux qu’il est si difficile de transgresser… René Bazin dessine avec justesse et infinie nuance le miroir social et psychologique que renvoient ses personnages. A travers l’histoire commune de ce pêcheur du Portel et de cette belle ramendeuse de Boulogne, Gingolph et Zabelle, « pris au piège d’amour », de cet amour de jeunesse qui souvent est un « abri contre le mauvais temps de la mer et de la vie ». « …Depuis l’origine, au long des siècles, ils ont tous espéré et cru apercevoir, dans une autre créature humaine, l’idéal de la femme ou celui de l’époux. Et la plainte du monde est faite presque toute de leur déception autant que de leur mort. »
 
Il ne suffit pas à Gingolph de « voir le fond de la mer », de savoir repérer le banc de harengs grâce à la présence du margat. Il lui faut surmonter le lot d’incompréhensions qu’apporte parfois, souvent, la vie. Un personnage le sait : la mère de Gingolph, la mère Lobez, courageuse et digne, bonne chrétienne, que les blessures de cette même vie ne peuvent à peine plus surprendre. Sans cesse portée par le souci de ses six enfants, elle entrevoit autant les dangers du corps que ceux de l’âme, plus grands encore. Avec le regard de ces « obscures méditantes », « qui a l’habitude du Ciel »…
 

Une ode à la Mère : « Cette femme, que le village d’Équihen estimait, avait la vision juste du monde. » (Bazin)

 
« Tu voudrais être martyre ? Eh bien ! Accepte la vie ! Ça fera le compte » dit la mère Lobez à sa fille Jeanne. Même Mme Gayole ne comprend pas les mots de la veuve, pour qui la grande épreuve est de « gagner notre mort avec toute notre vie ». Bazin lui fait parler la langue de la foi des gens simples. Cette foi qui est partout dans le roman, de la grande Bénédiction de la mer au Portel jusque dans la cabine éclairée par les cierges bénis des marins, pris en pleine tempête…
 
Les souffrances humaines tiennent leur grandeur de leur infinité – et de l’enjeu d’éternité qu’on veut bien leur allouer. Gingolph a surmonté une partie de son épreuve. Une partie seulement. Sa mère l’aidera pour la seconde… Redisons le mot de Claudel à la lecture de l’ouvrage : « Il commence en roman et finit en poème ». Une ode à la mère, roc inaltérable et fidèle, et à la mer, dans sa parfaite immuabilité, toutes deux éternelles consolatrices pour le marin du Portel.
 
Marie Piloquet
 
Gingolph l’abandonné : René Bazin, éditions Clovis, 384 p.