En Inde, nouvelle flambée de violences contre les chrétiens – et le gouvernement se tait

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Ils sont des dizaines de milliers de déplacés et, déjà, l’on déplore plus de 70 morts sans compter les centaines de blessés. Les violences commencées le 3 mai dans l’état de Manipur ressemblent à s’y méprendre aux pogroms anti-chrétiens d’Orissa à la fin du mois d’août 2008 où plus de 100 chrétiens avaient été assassinés. Une nouvelle fois, les dissensions ethniques, sociales et politiques servent au gouvernement de l’Inde pour continuer, implicitement, leur politique de répression et d’éradication progressive des minorités religieuses, des chrétiens en particulier, en faveur d’un hindouisme d’Etat.

Le Premier ministre Narendra Modi, du parti nationaliste hindou, n’a d’ailleurs pas dit un seul mot officiel sur ces émeutes, davantage occupé à faire campagne pour les élections.

 

Près de 50.000 personnes évacuées dans les émeutes contre les chrétiens

Et pourtant, il n’a pas manqué d’envoyer 10.000 soldats de l’armée indienne ainsi que des forces paramilitaires. Internet a été suspendu pendant cinq jours et les troupes ont reçu l’ordre de « tirer à vue » pour faire respecter le couvre-feu… Au 14 mai, le décompte des victimes et des dégâts matériels dus aux violences s’élevait à 73 morts, 243 blessés, 1.809 maisons incendiées, 46.145 personnes évacuées. Au moins 27 églises ont été détruites ou incendiées.

Tout a commencé par une manifestation. On parle d’affrontement ethnique, ce qui est en partie vrai. Mais l’affaire est plus complexe.

Quelle est l’histoire religieuse récente de ce petit Etat de Manipur ? Autrefois Etat princier dominé par les Britanniques, annexé par l’Inde en 1949, Manipur a bénéficié de la présence de missionnaires chrétiens dès la fin du 19e siècle, et les tribus animistes y ont commencé à se convertir au christianisme. Lors du recensement de 1901, il n’y avait que 8 % de chrétiens contre 60 % d’hindous. Mais en 2011, leur nombre était passé à 41,3 % et continue d’augmenter.

Ce qui n’est pas vu d’un bon œil, car les tribus sortent ainsi davantage de la misère et de la soumission dans laquelle les tiennent les hindous des castes supérieures – notamment celles des fondamentalistes au pouvoir. Et au Manipur, ces tensions sont exacerbées du fait de la composition ethnique et socio-politique de l’Etat.

 

L’Inde et le jeu des tribus répertoriées

Ce dernier est en effet constitué de trois principaux groupes ethniques, différemment localisés. Les Meiteis, groupement hindou non-tribal, sont proportionnellement les plus nombreux (53 % de la population), et occupent les vallées, c’est-à-dire 10 % environ de la superficie totale de l’État. Tandis que les Nagas et les Kukis, tribus en grande partie chrétiennes, (40 % de la population) habitent les collines qui représentent le reste du pays.

A ces tribus dites « répertoriées » de Manipur, comme à toutes les tribus indiennes qui ne sont pas hindouistes et donc exclues du système de castes, défavorisées sur le plan socio-économique, sont accordés des privilèges constitutionnels spéciaux, comme l’octroi de prêts bancaires à faible coût, une facilité d’obtention d’emplois gouvernementaux, ou encore une intégration plus grande au système scolaire. Un axe politique hérité des Britanniques, légalisé par la nouvelle Constitution indienne de 1950 (qui parle des « Scheduled Tribes »), et conservé par le gouvernement actuel pour qui, néanmoins, cet état de fait est à double tranchant. Il lui donne, certes, une capacité de contrôle et d’ingérence au sein de ces tribus qui ne partagent pas selon lui, l’essence identitaire même de l’Inde. Mais en même temps, il favorise leur maintien économique et démographique.

Et ça, les Meitei l’ont bien compris, au Manipur. Bien que jouissant plus que tous les autres de la prospérité économique du pays et occupant largement le pouvoir (ils contrôlent l’État et ses appareils), ils réclament depuis longtemps d’être aussi désignés comme « tribu répertoriée » afin, disent-ils, de protéger leur « terre ancestrale, leurs traditions, leur culture et leur langue ». Afin, surtout, de pouvoir exploiter les terres forestières des collines où la « loi sur la réforme agraire », favorable aux tribus, les empêche de se rendre… et concentrer ainsi la totalité des privilèges.

 

Le gouvernement de Narendra Modi ferme les yeux sur les violences

Et ils étaient sur le point d’y parvenir, puisque la Haute Cour de Manipur avait rendu un jugement le 27 mars dernier, ordonnant au gouvernement de l’État d’envisager « l’inclusion de la communauté Meitei dans la liste des tribus répertoriées dans les quatre semaines ». Ce qui a immédiatement provoqué une « Marche de solidarité tribale » de protestation. Dès ce 3 mai, les violences se sont dès lors enchaînées et se sont concentrées sur les chrétiens, majoritaires chez les Kukis.

Comme le disait à CNN, sous couvert d’anonymat, un jeune chef tribal, « il semble y avoir une série d’attaques très systématiques et bien planifiées : l’exécution est presque clinique ». L’archevêque métropolitain de Bangalore, Peter Machado, s’est dit fortement préoccupé face à ce ciblage et à cette persécution et a rappelé qu’il était de la responsabilité du gouvernement de « garantir la liberté de religion, d’autant plus que le peuple a confié le pouvoir au parti ».

Seulement ce dernier sert des enjeux opposés. Le parti nationaliste hindou Bharatiya Janata (BJP), au pouvoir à New Delhi, courtise de manière pro-active les Meitei pour renforcer leur influence politique au Manipur (un programme du gouvernement de l’État a d’ailleurs débuté en février pour forcer les communautés tribales à quitter certains terrains boisés des collines, sous prétexte de culture de drogue et d’immigration illégale). Et est prêt à s’appuyer, non officiellement, sur les revendications nationalistes des groupes d’insurgés séparatistes. Le 12 mai, les 10 députés de Kuki, dont huit du BJP, n’ont pas hésité à dire que la violence de ces deux dernières semaines avait été « tacitement soutenue » par le gouvernement de l’État…

Ce qui n’étonnera guère, si on avise la détérioration drastique des conditions de la liberté religieuse en Inde. Au pouvoir depuis mai 2014 et largement réélu en mai 2019, son gouvernement perpétue des « attaques croissantes contre les minorités religieuses » et tolère « les discours de haine et les incitations à la violence », a dénoncé la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale. Les lois anti-conversion, pourtant anticonstitutionnelles, ont déjà fait leur apparition dans huit Etats de l’Inde – mais le retour à l’hindouisme n’est, bien sûr, pas considéré comme tel.

Il faut se débarrasser des chrétiens et de tout ce qui n’est pas hindou. L’épuration religieuse est en cours.

 

Clémentine Jallais