On a toujours tort de croire qu’on a touché le fond. Le vibrant hommage rendu vendredi par Jean Claude Juncker à Karl Marx en sa ville natale de Trèves à l’occasion du 200e anniversaire de sa naissance dépasse l’entendement. Mais l’événement a eu lieu, à la veille de l’inauguration d’une gigantesque statue du philosophe du communisme et de la lutte des classes offerte par la Chine à laquelle Juncker participait également, et il n’a été troublé que par l’irruption rapide d’un contestataire que l’on s’est empressé de saisir et d’embarquer manu militari à l’extérieur de la salle prestigieuse où Juncker prononçait son éloge en tant que préside de la Commission européenne.
Son discours a été donné dans un temple protestant. C’était même « le » temple protestant de Trèves, et plus encore que cela, la basilique de Constantin, c’est-à-dire l’ancienne salle du trône du premier empereur chrétien d’Europe. La basilique de Constantin est, comme le disent les guides touristiques, « le plus grand espace fermé de l’Antiquité qui ait survécu ». C’est aussi un symbole qui a été sans aucun doute délibérément choisi pour servir de cadre à l’intervention de Juncker, qui s’est exprimé depuis une estrade dressée devant l’autel où trônaient la Bible ouverte et un cierge, sous une croix nue. Haut-lieu des racines chrétiennes de l’Europe, symbole de l’adhésion politique à la vérité spirituelle, la basilique de Constantin est un lieu de culte protestant depuis le milieu du XIXe siècle, le premier et qui ait existé dans cette ville historiquement catholique.
Jean-Claude Juncker réhabilite Karl Marx
Triple symbole que cette annexion d’un lieu aussi chargé d’histoire : ce fut à la fois un pied de nez à l’identité chrétienne de l’Europe et une claque au catholicisme par la référence à la révolution protestante et à la révolution communiste, d’inspiration maçonnique. Sans compter le crachat à la figure de cent millions de victimes du communisme – estimation la plus basse – et du milliard d’êtres humains au bas mot qui ont ployé sous son joug ou en souffrent encore.
La presse française a succinctement évoqué l’inauguration de la statue de bronze de 5,5 mètres de haut, mais le discours de Jean-Claude Juncker y est passé quasiment inaperçu, expédié en une ligne dans une dépêche de l’AFP. C’est pourtant un événement à marquer d’une pierre noire dans l’histoire de l’Union européenne. Voyez plutôt…
Jean-Claude Juncker a eu pour objectif principal de blanchir, de réhabiliter le fondateur du communisme : « Marx, un philosophe politiquement actif, a pu dire, ou écrire, je crois qu’il l’a écrit : les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de manières diverses ; ce qui est important, c’est de le changer. Ce qu’il a interprété, ce qu’il a suggéré, ce qu’il nous a laissé (Le Capital, Le Manifeste – Le Manifeste communiste), a contribué à changer le monde : cela a inspiré beaucoup de gens, d’origines et d’obédiences diverses. Le fait que quelques-uns de ses disciples aient plus tard utilisé les valeurs qu’il a formulées et les aient utilisées comme des armes contre autrui, ne doit pas nous permettre d’en tenir Karl Marx pour responsable. »
« Traiter équitablement Karl Marx » : à Trèves, on vante le communisme
Ailleurs dans son allocution qui réclamait que l’on « traite équitablement » Karl Marx, en « abandonnant les préjugés », Jean-Claude Juncker insistait encore : « Karl Marx était un philosophe, dont la pensée était orientée vers l’avenir, il a créé des aspirations novatrices, et aujourd’hui, il représente des choses dont il n’est pas responsable, qu’il n’a pas causées, car beaucoup de ce qu’il a écrit a été reformulé pour en faire le contraire… Marx n’est pas responsable des atrocités commises par ses prétendus disciples… Il faut comprendre Karl Marx dans le contexte de son temps et ne pas le juger rétrospectivement. Ces jugements ne devraient pas exister… »
Et de poursuivre, se mettant pour ainsi dire dans la peau de Marx : « On ne pouvait pas tomber amoureux du capitalisme primitif qui prévalait alors ; on ne peut même pas tomber amoureux aujourd’hui d’un capitalisme aveugle et inconscient. Le capitalisme est un fléau s’il n’est pas nuancé par des considérations qui ne sont pas centrées sur le système mais sur les personnes. »
Le président de la Commission européenne s’est gardé de se proclamer lui même marxiste : c’eût été trop fort de café. Mais il a affirmé : « Je suis sûr que pour combattre l’injustice, il n’y a pas besoin d’être marxiste : on peut aussi le faire en tant que démocrate chrétien convaincu, comme moi. Tous les démocrates peuvent le faire et tous les démocrates doivent le faire. »
L’éloge de Marx par Jean-Claude Juncker : ne pas le rendre responsable de 100 millions de morts…
« Le Land de Rhénanie-Palatinat et la ville ont le droit de commémorer Marx. Commémorer et comprendre, cela fait partie des choses nécessaires pour assurer l’avenir : sans commémorer et sans comprendre, on ne ferait pas grand-chose de l’avenir », a encore déclaré Jean-Claude Juncker face à un auditoire enthousiaste, au nombre duquel se trouvait l’évêque de Trèves, Stephan Ackerman, qu’on peut voir ici (à partir de la 45e seconde) approuver, souriant, les paroles du président de la Commission européenne.
Il est vrai que le site du diocèse consacre plusieurs articles et vidéos à l’anniversaire, plus ou moins complaisants, où la doctrine sociale de l’Eglise est notamment présentée comme portée sur les épaules de Karl Marx.
Il n’est pas innocent que Jean-Claude Juncker ait choisi de citer les paroles de Willy Brandt qui en 1968, lors de l’inauguration du musée Karl Marx dans la maison où il est né, avait déclaré : « Quoi que l’on ait fait de Marx, la poursuite de la liberté, la libération des hommes de l’esclavage et de la dépendance indigne, furent à la racine de ses actions. »
C’est d’ailleurs en commémorant Karl Marx que Jean-Claude Juncker a plaidé pour l’Europe sociale, pour les « droits sociaux que nous avons formulés pour l’Europe » : cela n’est pas innocent non plus. Il a déclaré : « L’Union européenne n’est pas une construction défectueuse : elle est instable. Instable notamment parce que la dimension sociale de l’Europe est à ce jour le parent pauvre de l’intégration européenne. Il faut que nous mettions fin à cela. »
Le communisme intrinsèquement pervers
Il semble presque superflu de commenter. Est-il vraiment nécessaire de rappeler que le Manifeste lui-même annonce les fleuves de sang qui accompagneraient la mise en place de la dictature du prolétariat ? Est-il vraiment nécessaire de rappeler son anti-christianisme ? « La religion est l’opium du peuple », disait Marx. Le communisme est « intrinsèquement pervers », répondait Pie XI dans Divini Redemptoris, condamnant le communisme athée à la suite de Léon XIII pour qui le communisme est « une peste mortelle qui s’attaque à la moelle de la société humaine et qui l’anéantirait ».
C’est un an avant la publication du Manifeste, en 1846, que Pie IX a exprimé la première condamnation solennelle du communisme, dont Divini Redemptoris rappelait qu’elle serait reprise dans le Syllabus, qui fulminait contre « cette doctrine néfaste qu’on nomme le communisme, radicalement contraire au droit naturel lui-même ; pareille doctrine, une fois admise, serait la ruine complète de tous les droits, des institutions, des propriétés et de la société humaine elle-même. »
Les atrocités du XXe siècle – elles se poursuivent dans le nôtre – n’ont fait que confirmer ce jugement clairvoyant.
Mais elles n’ont pas mis fin au succès de la pensée communiste. Et Jean-Claude Juncker s’inscrit parmi ses nouveaux thuriféraires.