
Sergueï Karaganov est un intellectuel apparatchik de première grandeur dont les titres sont innombrables, docteur universel, ponte de l’Académie des sciences de l’URSS puis de la Russie, autorité reconnue en affaires étrangères et militaires, chez lui et en Occident, puisqu’il a été classé dans les années 90 par le NYT dans les 12 meilleurs connaisseurs mondiaux de la politique internationale. Il a même appartenu à la Trilatérale et au Council on Foreign Relations. Sur ces lauriers, il anime le Conseil de politique étrangère et de défense russe, il a conseillé hier le Premier ministre Primakov et conseille aujourd’hui Vladimir Poutine, plus que Douguine dont on parle beaucoup. Or cet homme constamment frotté à l’international est au fond de lui un slavophile qui rêve (il parle de « rêve russe ») d’une domination de la Russie, appuyée sur une « majorité mondiale », qui désoccidentaliserait la planète, à l’occasion de la guerre en Ukraine. Objectif : retrouver sa puissance, détruire l’OTAN, renvoyer les Etats-Unis à leur isolationnisme et soumettre l’Europe en utilisant contre elle l’arme nucléaire.
Poutine et Trump doivent s’isoler de l’Europe
L’interview que Sergueï Karaganov a donnée au site LeGrandContinent fait le point de l’actualité internationale, et résume les grandes lignes de la doctrine diplomatico-militaire très offensive qu’il conseille à Vladimir Poutine de suivre. Premier point, l’Amérique de Trump n’est pas l’ennemi. « Trump dispose d’une philosophie politique et économique tout à fait personnelle d’après laquelle il prend des décisions d’une façon certes radicale, mais, au fond, prudente. » Toutefois, Karaganov ne voit pas de convergence entre l’hôte de la Maison Blanche et celui du Kremlin : « Trump est un nationaliste américain qui présente certaines caractéristiques du messianisme traditionnel aux Etats-Unis. S’il peut parfois surprendre c’est qu’il a été vacciné contre la vermine mondialiste-libérale des trois ou quatre dernières décennies. » Le rapprochement dont parlent les médias et qu’espère le peuple russe est peu probable : « A ce stade, l’administration Trump n’a aucune raison de négocier avec nous selon les conditions que nous avons fixées — et par conséquent ce rapprochement sera difficile. »
Karaganov : les USA ne peuvent séparer la Russie de la Chine
Invité à s’expliquer, il précise : « Bien que la guerre en Ukraine soit inutile et même quelque peu nuisible pour le président américain – qui n’est qu’un figurant – du point de vue principal pour les Etats-Unis, c’est-à-dire du point de vue intérieur, l’équilibre des intérêts est plutôt propice à sa poursuite. » On lit ici la doctrine inchangée de Moscou, selon laquelle le président US n’est pas le vrai maître de l’Amérique, mais, quelles que soient ses velléités, le jouet de l’Etat profond. Et Karaganov poursuit : « La guerre est économiquement avantageuse pour les Etats-Unis, car elle leur permet de moderniser leur complexe militaro-industriel, de piller leurs alliés européens avec une vigueur renouvelée et d’imposer leurs intérêts économiques par le biais de sanctions systématiques à l’encontre de pays du monde entier. Et, bien sûr, elle permet aux Etats-Unis d’infliger davantage de dommages à la Russie dans l’espoir de l’épuiser et, idéalement, de l’écraser ou de la supprimer en tant que noyau militaro-stratégique de la majorité mondiale émergente et émancipée. Sans compter qu’elle est aussi un puissant soutien stratégique du principal concurrent de l’Amérique, la Chine. »
Une paix en Ukraine suppose de soumettre l’Europe
Dans les deux dernières phrases, Karaganov expose sans effets de manche deux points importants de sa doctrine : la vocation de la Russie à animer et diriger une majorité mondiale (Russie, Chine, Inde, Brics, « Sud global ») orientée contre l’Occident, d’abord, et ensuite, la conclusion pratique qu’il en tire : l’indissolubilité du lien qui l’attache à la Chine, dans le cadre de la grande Asie avec une Russie recentrée sur la Sibérie, où entrent aussi les Corées, la Mongolie et la ceinture altaïque qui borde le sud de la Russie. Il insiste : « La rupture de la Russie avec la Chine serait absurdement contre-productive pour nous. Contrairement à ce que certains peuvent rapporter, alors que les membres de l’administration Trump du premier mandat avaient tenté de nous persuader de le faire, ils comprennent aujourd’hui que la Russie n’acceptera jamais cette condition. » Ce qui, dans l’esprit du conseiller de Poutine, rend difficile toute négociation d’un « accord satisfaisant » sur l’Ukraine – Trump ne pouvant avoir que deux raisons de le signer : éviter « une répétition de la grotesque retraite de Kaboul, c’est-à-dire la défaite totale et la capitulation honteuse du régime de Kiev » et parer au « risque que les hostilités s’étendent aux Etats-Unis et à leurs actifs vitaux dans le monde entier, avec des pertes humaines américaines massives, y compris la destruction de bases militaires ».
« Eurofascisme », « ultralibéralisme » et arme nucléaire
L’alliance chinoise dans l’Eurasie implique que, pour Karaganov, l’ennemi est devenu l’Europe. Même si elle doit être « extrêmement coûteuse », la « défaite totale de l’Ukraine – avec sa capitulation pure et simple qui pourrait avoir un effet domino sur l’Europe – reste objectif » de la Russie. Cela suppose la défaite et la fin de l’OTAN, « cancer qui ronge la sécurité européenne », « organisation criminelle », dont il espère qu’elle « crèvera » au « plus vite ». Il espère la même chose pour l’Union européenne : « Je pense que l’Europe collective est inévitablement amenée à se dissoudre. (…) Cela aura évidemment des conséquences positives. Une Europe collective telle qu’elle existe aujourd’hui, sous la double direction d’une élite consumériste et d’une élite faillie, qui souffle sur les braises de l’hystérie guerrière, cela ne sert certainement pas les intérêts de la Russie. » Il regrette le temps de « L’Europe pacifique » du temps de Brejnev, « bien plus conforme à nos intérêts », et craint le retour de « l’eurofascisme » qu’il analyse à la manière des Politburos de naguère : « L’ultralibéralisme s’est toujours réalisé sous la forme de son propre miroir inversé. C’est pourquoi je fais l’hypothèse d’une montée en puissance de l’eurofascisme, non pas dans les formes qu’il a prises sous Franco, Mussolini ou Hitler, mais sous les traits du néo-totalitarisme libéral. »
Contre l’Europe, la divine surprise de la guerre en Ukraine
Avec à peine une précaution d’usage, Karaganov déverse froidement sa haine de l’Europe : « Je rappelle que je suis un Européen russe, bien qu’eurasiatique. Mais cela ne retire rien au fait que l’Europe a été la source des principales calamités de l’humanité au cours de ces cinq derniers siècles. (…) L’Europe a été le berceau des pires courants idéologiques, de guerres monstrueuses, de génocides de masse. » C’est sur ce manifeste de cancel culture tiers-mondiste qu’il se fonde pour préconiser que « la Russie prenne ses distances vis-à-vis de l’Europe et reconnaisse, enfin, que son voyage européen touche à sa fin ». En espérant que « d’ici une dizaine ou une quinzaine d’années, peut-être même plus tôt, les pays du sud de l’Europe et une bonne partie de l’Europe orientale rejoindront la Grande Eurasie ». Il faut donc que la Russie s’éloigne de ce foyer de pourrissement, « en profitant de l’opportunité historique que représente la guerre déclenchée par l’Occident en Ukraine ».
La doctrine nucléaire de Karaganov prévoit de frapper l’Europe
En effet, « cette guerre nous a été extrêmement bénéfique. (…) Elle nous a permis de rompre rapidement avec nos derniers restes d’eurocentrisme et d’occidentalo-centrisme. En attirant le feu sur nous, nous éliminons finalement cette élite consumériste qui a définitivement quitté la Russie, nous restaurons notre propre identité, dans ses aspects à la fois traditionnels et réactualisés, tout en nous tournant résolument vers le Sud et l’Est, là où se trouvent les sources extérieures de notre civilisation et de notre prospérité future ». Et pour sortir de « l’impasse » actuelle en Ukraine, éviter la perte de « milliers des meilleurs fils » de la Russie, et, à terme, une guerre thermonucléaire généralisée, Karaganov préconise d’utiliser des « bombes nucléaires » contre l’Europe. Il en précise dans d’autres textes la puissance (faible : « une fois et demie Hirsoshima »), et les cibles, parmi lesquelles des grandes villes européennes, ainsi que la doctrine d’ensemble nécessaire à l’équilibre mondial, le « multilatéralisme nucléaire » obtenu en permettant la prolifération, notamment en Iran.
Karaganov conseille à Poutine un arc-en-ciel light en LGBT
Karaganov conclut un papier où il recommande de frapper l’Ukraine et l’Europe avec la bombe atomique par des « lignes d’espoir ». Il y cite son grand poète russe préféré Alexandre Blok : « Avant qu’il ne soit trop tard – remettez la vieille épée dans son fourreau, / Camarades ! Nous serons frères ! » Et il termine : « Nos enfants et nos petits-enfants vivront dans un monde multicolore, multiculturel et beaucoup plus juste. » Blok était un dégénéré qui magnifia l’URSS naissante avant de finir désespéré et mangé de MST. Et Karaganov, qui dénonce justement la « faillite morale des élites européennes » et leurs fausses valeurs, vit lui-même dans un « rêve russe » à la fois cosmopolite, multiracial, multireligieux et belliqueux. De même que l’altermondialisme est un mondialisme, de même le multilatéralisme conquérant de Karaganov est-il une variante de l’empire arc-en-ciel, avec un peu moins de LGBT sur le flyer, et, à la manœuvre, Moscou et Pékin à la place de New York et Washington.