“Le Génocide des Arméniens”, par Raymond Kévorkian

“Le Génocide des Arméniens”, par Raymond Kévorkian
 
L’année 2015 marque le centenaire du génocide des Arméniens, perpétré pour l’essentiel en 1915. Cet anniversaire a été l’occasion d’un film manqué La Blessure/The Cut, et d’une surprenante et excellente exposition à l’Hôtel de ville de Paris. Pour approfondir ce douloureux sujet, on trouve quelques livres de référence en langue française, le meilleur étant celui de Raymond Kévorkian, Le Génocide des Arméniens, publié l’année dernière aux Editions Odile Jacob.
 
Ce livre propose la seule véritable somme – d’un peu plus de 1.000 pages – en français sur le sujet, préservant tout à la fois lisibilité et qualité scientifique. Il existe une bibliographie très importante en arménien, parfaitement connue de l’auteur, qui en use à bon escient. Historien professionnel, enseignant à l’Institut français de Géopolitique et à l’Université Paris VIII-Saint-Denis, Raymond Kévorkian dirige aussi la Bibliothèque arménienne Nubar, dont le fonds a servi à préparer l’exposition actuelle à l’Hôtel de ville de Paris.
 

Un travail historique fondamental

 
L’ouvrage s’adresse à un public d’historiens ou de passionnés, possédant du moins quelques lumières sur le génocide arménien et son contexte de la Première Guerre mondiale, de la fin de l’Empire Ottoman et de l’idéologie des Jeunes Turcs. Il approfondit des aspects le plus souvent survolés. Il définit un vocabulaire qui fait autorité, largement repris des expressions turques de l’époque, comme celle d’« abattoirs » pour évoquer les massacres, suivant la métaphore de boucherie employée par les bourreaux d’un million et demi d’Arméniens au moins. L’auteur se distingue par sa grande prudence, peut-être excessive, qui est à la base de sa méthode de totalisations des victimes.
 
Le livre propose de longs chapitres détaillant le contexte historique, géographique – géographie humaine et physique – culturel, autant en ce qui concerne les bourreaux que les victimes. A la maîtrise nécessaire de l’arménien, dans ses différents dialectes, il faut ajouter la possession du turc, un turc littéraire, persanisé, arabisé et archaïsant, écrits en caractères arabes, celle de l’arabe, etc. ; cette nécessaire science est celle de Raymond Kévorkian, qui peut donc accéder directement aux sources, et fonder sa réflexion sur des documents et des traductions honnêtes. Il y a là un travail sur les archives, présentées aussi avec leurs fonds principaux. Les archives arméniennes et turques sont d’un d’accès assez difficile, ou réputées – à tort ou raison – disparues.
 
Sur le thème douloureux du génocide arménien, moult militants, arméniens ou turcs, dans un sens ou l’autre, ont abusé des sous-traductions ou surinterprétations, voire fabriqué des faux. L’auteur a ici l’honnêteté de reconnaître que l’on n’a pas retrouvé l’ordre général émis par le gouvernement des Jeunes Turcs à Istanbul en mars ou avril 1915 ordonnant le génocide général des Arméniens. Ces ordres ont pourtant existé, vraisemblablement en trois étapes : un premier ordre pour les Arméniens d’Anatolie Orientale, proche du front, de très loin les plus nombreux ; puis un deuxième à l’automne 1915, pour ceux d’Anatolie occidentale ; enfin un troisième ordre pour parachever les massacres, en 1916, visant les déplacés de force dans la Vallée de l’Euphrate.
 

Les motivations et mécanismes du génocide arménien

 
Raymond Kévorkian a étudié le mouvement Jeune Turc, au pouvoir à Istanbul à partir de 1908. Ses tenants se voulaient nationalistes turcs, et modernisateurs de l’Etat et de la société ottomane. Beaucoup d’Arméniens ont cherché à coopérer avec ce pouvoir jusqu’en 1911, voire 1913, suivant de longues traditions historiques – consistant à demander la protection du pouvoir central – et des espoirs erronés sur la dimension « moderne » des Jeunes Turcs, et donc leur supposée tolérance sur la question religieuse, essentielle pour des chrétiens sous domination islamique. Lourde erreur, reposant au mieux sur des discours d’intellectuels modernisateurs turcs très minoritaires proposant aux Arméniens de se transformer à terme en « Turcs chrétiens » ; or l’idée de turcophones chrétiens paraît une contradiction insupportable pour la très grande majorité des Jeunes Turcs, qui estiment qu’un Turc ne peut être qu’un turcophone musulman.
 
En réalité, les Jeunes Turcs envisagent essentiellement l’assimilation, ou l’expulsion, des Arméniens de Turquie. Une assimilation combine nécessairement en leur esprit conversion à l’islam et adoption de la langue turque. Ainsi, tous les convertis se voient-ils systématiquement assigner de nouveaux noms musulmans et turcs.
 
Cette volonté d’assimilation forcée alterne avec la volonté génocidaire, affirmée à plusieurs reprises, et qui s’impose à partir du printemps 1915. Les massacres, massifs cette année-là en Anatolie Orientale et Cilicie, sont renouvelés en 1916 sur les survivants déportés dans la Vallée de l’Euphrate. Ils sont opérés par des auxiliaires traditionnels de l’Etat turc, kurdes, circassiens et arabes. Mais beaucoup des très nombreux apostats islamisés, qui avaient pensé sauver leur vie ainsi, se font massacrer souvent plusieurs semaines ou mois plus tard. La majorité des survivants, en Syrie ou Mésopotamie du Nord, sauvés par l’avance de l’armée britannique en 1918, avait apostasié. Ils sont ensuite revenus au christianisme, du moins pour les familles, en quittant le Proche-Orient pour la plupart. Mais beaucoup de jeunes femmes enlevées, ou d’enfants, n’ont pu être libérés de leur nouvel environnement musulman ; les efforts des Britanniques pour les arracher aux tribus arabes ou kurdes s’avèrent anecdotiques, du fait de la crainte de causer une révolte de leurs nouveaux administrés.
 
L’ouvrage se distingue par les études régionales, systématiques, province par province, du destin des populations arméniennes. Il faut reprendre les cartes proposées à la lecture, à l’aide de marque-pages. Tous les noms de localités arméniennes ont été systématiquement turquifiées. Ces études, et leur précision chronologique et géographique, servent à démonter au cas par cas l’argumentaire turc sur le supposé danger stratégique des Arméniens, leur prétendue « insurrection ». Les Arméniens parviennent rarement à se défendre et sont souvent dans l’impossibilité de le faire ou confrontés à des forces disproportionnées, sauf dans la région de Van, où ils sont alors majoritaires et voisins de la Russie. Ils s’enfuiront en 1917.
 

Quelques limites de l’ouvrage : visions de la nation turque et de l’islam

 
S’il faut saluer la masse de travail de l’auteur, reconnaître son honnêteté fondamentale – y compris sur la douloureuse question de l’apostasie au moins momentanée de centaines de milliers d’Arméniens –, on ne le suivra pas nécessairement dans toutes ses réflexions. Parler du racisme théorique des Jeunes Turcs appellerait de fortes nuances, tout comme l’idée de leur rupture fondamentale avec le pouvoir turc antérieur, aussi massacreur et convertisseur par force de chrétiens après 1850 – pour n’évoquer que la période moderne. Il y là presqu’un contresens car les Turcs, depuis leur implantation en Anatolie au XIème siècle, ont construit leur nation par l’intégration forcée de femmes chrétiennes dans le moule turco-musulman. Il s’agit donc d’une continuité millénaire.
 
De même le cadre culturel fondamentalement islamique, commun à tous les génocidaires, turcs, kurdes, arabes, circassiens, explique largement le génocide. Ce fait n’est pas nié dans l’ouvrage, mais absolument pas mis en valeur, alors qu’il s’agit d’un facteur majeur expliquant le génocide. Massacrer collectivement des chrétiens, voire de nouveaux coreligionnaires à la foi islamique évidemment douteuse, ne pose de problème de conscience à aucun musulman d’alors, et il y a tout lieu de craindre qu’il en aille de même pour beaucoup aujourd’hui encore.
 

Octave Thibault

 
Raymond Kévorkian, Le Génocide des Arméniens, Editions Odile Jacob, 2014, 41,90 €.