Génération décervelée : Paul Graham voit l’intelligence artificielle (IA) chasser la capacité d’écrire

Paul Graham IA écrire
 

Paul Graham est programmeur, écrivain et investisseur dans les start-ups à travers Y Combinator (et il semble avoir eu le nez creux, puisqu’il a notamment aidé Airbnb, Stripe, Dropbox et Reddit à démarrer). Sa société de logiciels Viaweb lancée en 1995 aura été la première à fournir des services d’application avant d’être rachetée par Yahoo en 1998. Mais il a aussi étudié la philosophie et les beaux-arts. Je suis prête à parier que j’aurais beaucoup de points de désaccord avec lui (d’ailleurs il a écrit un essai intitulé Comment ne pas être d’accord qui établit la hiérarchie des désaccords exprimés, depuis la réfutation raisonnée et complète jusqu’à l’insulte) mais son dernier essai, sur son blog à la présentation minimaliste toute en paroles et pas du tout en images, mérite vraiment qu’on s’y arrête. Il y fait une prédiction : « Dans quelques décennies, il n’y aura plus grand-monde qui sache écrire. » Dans ce domaine-là aussi, le grand remplacement de l’homme par l’intelligence fait son œuvre : l’IA aura chassé l’écriture. Et par conséquent, la pensée…

En tant qu’écrivain, il a compris d’expérience qu’un grand nombre de personnes ont du mal à écrire. « Les médecins savent combien de personnes ont un grain de beauté qui les inquiète ; les personnes qui savent installer un ordinateur savent combien de personnes en sont incapables ; les écrivains savent combien de personnes ont besoin d’aide pour écrire », écrit-il.

 

Paul Graham : écrire est « fondamentalement difficile »

Pourquoi ? Parce que c’est « fondamentalement difficile ». « Pour bien écrire il faut penser clairement, et penser clairement est difficile », constate Paul Graham – or plus on occupe un poste prestigieux, « plus celui-ci tend à exiger qu’on écrive beaucoup », ce qui s’accompagne d’une tension inévitable : devoir écrire alors qu’on n’est pas doué pour cela. D’où la tentation du plagiat, qui se porte même sur des passages anodins, que n’importe quelle personne à peu près capable d’écrire aurait pu produire sans effort…

« Il n’y a pas si longtemps encore, il n’existait pas de soupape de sécurité pour évacuer la pression créée par ces forces opposées. On pouvait payer quelqu’un pour écrire à sa place, comme JFK, ou plagier, comme MLK, mais si on ne pouvait pas acheter ou voler des mots, il fallait les écrire soi-même. Par conséquent, presque tous ceux qui étaient censés écrire devaient en faire l’apprentissage. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’IA a fait éclater ce monde. La quasi-totalité de la pression exercée sur les rédacteurs s’est dissipée. L’IA peut le faire à votre place, à l’école comme au travail », note Graham.

Autrement dit : plus de pensée personnelle. Plus de mots choisis avec soin pour correspondre à ce que l’on veut dire. On fait confiance à la machine. Au robot. C’est une reddition devant la technique.

 

L’IA divisera le monde entre les écriveurs et les non-écriveurs

Paul Graham observe : « Le résultat sera un monde divisé entre les écriveurs et les non-écriveurs. Il y aura toujours quelques personnes sachant écrire. Certains d’entre nous aiment à écrire. Mais le terrain “moyen” entre ceux qui savent écrire et ceux qui ne savent pas écrire du tout disparaîtra. A la place des écrivains doués, des écrivains corrects et de ceux qui ne savent pas écrire du tout, il n’y aura plus que des écrivains doués et des gens qui ne savent pas écrire du tout. »

Et il poursuit : « Est-ce si grave ? N’est-il pas normal que des compétences disparaissent lorsque la technologie les rend obsolètes ? Il n’y a plus beaucoup de forgerons et cela ne semble pas être un problème. Mais si, c’est un problème. Cela tient à une chose que j’ai déjà mentionnée : écrire, c’est penser. En réalité, il y a un type de réflexion qui ne peut se faire qu’en écrivant. On ne saurait mieux dire que Leslie Lamport : “Si vous pensez sans écrire, vous pensez seulement que vous pensez.” »

Pour conclure :

« Ainsi, un monde divisé entre ceux qui écrivent et ceux qui n’écrivent pas es est plus dangereux qu’il n’y paraît. Il s’agira d’un monde de penseurs et de non-penseurs. Je sais dans quelle moitié je veux être, et je suis sûr que vous aussi.

« Cette situation n’est pas sans précédent. A l’époque préindustrielle, la plupart des gens étaient forts grâce à leur travail. Aujourd’hui, si l’on veut être fort, on fait de la musculation. Il y a donc encore des gens forts, mais seulement ceux qui choisissent de l’être.

« Il en ira de même pour l’écriture. Il y aura toujours des gens intelligents, mais seulement ceux qui choisiront de l’être. »

« Quelle moitié » ? Ce disant, Paul Graham me paraît optimiste. La facilité qu’offre l’IA risque de séduire bien plus que la moitié de nos contemporains, avant de devenir la norme pour des raisons de rentabilité. Avant de prendre la place de l’homme tout à fait : pourquoi s’encombrer quand l’intelligence artificielle tient tous les bouts de la chaîne ?

 

L’invasion de l’IA arrive au moment où la culture de l’écrit est partout – et partout menacée

A la lecture de l’essai de Paul Graham, une question se pose : est-il vrai que l’écriture est nécessaire à la pensée ? Les civilisations orales ne transmettaient-elles pas la pensée par la parole dite et mémorisée ? Pensez à Homère, qui jamais n’écrivit ses chefs-d’œuvre. Ou à Socrate, dont nous ne connaissons les arguments que par Platon. Ou encore au Christ, qui est le Verbe, le Logos, la pensée indépassable : Il ne laissa aucun écrit.

Mais il est vrai qu’en notre temps, la mémoire – faute d’exercice parce que la parole peut s’écrire si facilement – est défaillante. Pour accéder à la pensée des innombrables autres, il faut bien passer par la lecture. Et elle ne s’apprend bien qu’en harmonie avec l’écrit. Ecrire permet de préciser la pensée, de fixer l’attention, de soigner le raisonnement. Et de transmettre.

L’IA chasse l’écriture, observe avec justesse Paul Graham. Mais elle ne fait qu’achever un travail commencé avec le décervelage des enfants par des pédagogies qui désapprennent à penser : l’apprentissage de la lecture et de l’écriture par des méthodes globales entravent l’analyse et le raisonnement. Comme l’a montré Elisabeth Nuyts, la plongée quasi immédiate dans la lecture rapide et silencieuse de mots entiers, en même temps que l’enseignement de la grammaire « fonctionnelle » casse le lien entre la parole et le réel, et empêche bien des jeunes d’avoir dans leur tête la petite voix silencieuse et intérieure qui permet d’« entendre » ce que l’on lit, et ce que l’on pense. Ceux-là sont déjà dans le flou. L’intelligence artificielle aidera à mieux le masquer encore, et sa montée enfoncera cette humanité un peu plus dans le prêt à penser. Ou la violence de celui qui ne peut pas exprimer ce qu’il ressent ou veut dire.

On peut lire la version originale de l’essai de Paul Graham ici : https://www.paulgraham.com/writes.html.

 

Jeanne Smits