Politique et religion, de Lénine à Poutine : une étude éclairante du Pr Codevilla

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Da Lenin a Putin. Politica e religione (Jaca Book 2024, « De Lénine à Poutine, politique et religion ») est le dernier ouvrage en date du plus grand expert italien des rapports entre Eglise et Etat en Russie et en particulier dans l’Union soviétique, le professeur Giovanni Codevilla. L’ouvrage s’enrichit d’une introduction d’un autre grand spécialiste de la question, Don Stefano Caprio.

Ce dernier annonçait sa nouvelle collaboration avec Codevilla en vue de ce livre sur Youtube il y a quelques mois ; en résumant en quelques mots l’évolution de la question depuis la Révolution d’Octobre : « De la répression à la symphonie. » Pour lui, comprendre ce qu’il en est de l’orthodoxie russe est essentiel à la compréhension de l’idéologie qui a cours dans le pays. Il voit, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, une « continuité » entre la période soviétique et la période poutinienne.

Pour l’abbé Caprio, il s’agit d’une « réinterprétation de la même politique anti-religieuse », avec « une politique qui doit promouvoir la religiosité en la comprenant comme fondement de l’identité russe ». C’est le jeu de ce « phénomène important qu’est l’idéologie du nouveau monde russe, de l’Eurasie, de la Russie qui doit retrouver ses racines ». Tout cela mène vers une fusion de l’Eglise et de l’Etat, explique-t-il, et on notera ici que la religion n’est pas considérée d’abord comme le culte rendu à Dieu, mais comme une valeur identitaire au service d’une certaine idée de la Russie.

 

Le Pr Codevilla, spécialiste de l’histoire russe, montre la continuité de Lénine à Poutine

Nous avons souvent souligné sur reinformation.tv que cette conception de l’identité religieuse va naturellement de pair avec le concept de « multipolarité », mot clef de l’idéologie eurasiste et du discours du pouvoir en Russie : reconnaître à chaque grande région du monde sa propre identité religieuse à mettre sur le même plan que celle des autres « grandes religions traditionnelles ».

Pour La Nuova Bussola Quotidiana, le livre du Pr Codevilla offre une belle analyse de l’histoire russe contemporaine, qui permet également de mieux cerner l’actualité dominée par la crise ukrainienne. Le journal propose un entretien avec l’auteur, mené par le journaliste Nico Spuntoni. En voici la traduction intégrale. C’est le tableau rapidement brossé d’une ère de répression qui précède celle d’une « renaissance » religieuse sous Staline, analogue à l’épisode de la Nouvelle Economie Politique de Lénine – ralentissement du bouleversement révolutionnaire pour permettre un temps de récupération en vue de faire au bout du compte progresser la Révolution –, avant d’en arriver à une « liberté religieuse » avec la Pérestroïka, fortement réduite à l’ère de Poutine, avec la religion catholique pour cible de choix.

Particulièrement intéressante est la référence à cette Russie aujourd’hui très peu religieuse dans les faits mais qui se voit comme « Troisième Rome », et qui justifie l’invasion de l’Ukraine y compris par des motifs théologiques…

Voici la traduction intégrale de cet entretien. – J.S.

 

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“De Lénine à Poutine, politique et religion” : un entretien avec le Pr Codevilla

 

Nico Spuntoni : Professeur Codevilla, quelle est la vision léniniste de la religion et comment s’est-elle traduite dans la réalité lorsque les bolcheviks sont arrivés au pouvoir ?

Pr Giovanni Codevilla : Le point de vue de Lénine sur la religion apparaît dans une lettre écrite à Maxime Gorki en 1913, que je cite dans l’essai. Le fondateur de l’URSS y écrit : « Toute idée religieuse, tout bon dieu est nécrophilie. Toute idée religieuse, toute idée sur n’importe quel bon dieu, et même tout fricotage avec le bon dieu est une turpitude innommable […]. C’est la turpitude la plus dangereuse, l’“infection la plus répugnante”. La haine de Lénine pour la religion a commencé dès l’adolescence : son professeur était un prêtre qui avait demandé à son père de le punir. Il réagit en jetant le crucifix par terre et en le piétinant. Les violences contre l’Eglise ont commencé dès les premiers jours de la Révolution, avec des prêtres tués sans procès. Selon des études, 20.000 prêtres et laïcs ont été victimes de la répression dans les années 1917-1919, dont 15.000 fusillés.

 

N.S. : Autant de chiffres qui contredisent le conte de fées du « bon » Lénine…

Pr. C. : La terreur rouge n’a pas commencé dans les années 1930, mais déjà avec Lénine. Surtout après la tentative d’assassinat du 30 août 1918 et la publication du décret sur la terreur rouge le 5 septembre. Une terreur progressive a été appliquée à l’Eglise : cela a commencé avec l’élimination des ecclésiastiques, suivie de la profanation des symboles de la religion. En témoigne l’article de la Pravda du 16 avril 1919 intitulé « Saints empaillés », dans lequel est avancée la thèse des fausses reliques, qui affirmant que les corps des saints avaient été imités uniquement dans le but de collecter de l’argent auprès des fidèles.

 

N.S. : Que cache cette tentative de frapper la dévotion populaire ?

Pr. C. : En 1922, à l’occasion de la première grande famine, Lénine l’a ouvertement déclaré : l’expropriation des biens de l’Eglise était nécessaire pour recueillir des milliers de roubles afin de lutter contre la faim. Dans le livre, je publie une lettre dans laquelle Lénine écrivait : « Maintenant et seulement maintenant, alors que dans les zones affamées, la chair humaine est dévorée et que des centaines, voire des milliers de cadavres gisent dans les rues, (nous pouvons et devons) procéder à la réquisition des biens ecclésiastiques avec l’énergie la plus furieuse et la plus impitoyable, sans hésiter à étouffer toute opposition. C’est maintenant et seulement maintenant que l’écrasante majorité des masses paysannes sera de notre côté. »

 

N.S. : Venons-en à Staline : comment sa politique religieuse a-t-elle évolué avant, pendant et après l’invasion nazie ?

Pr. C. : Il faut préciser qu’entre-temps, la persécution avait été menée par la Tchéka au sein de laquelle une section antireligieuse ad hoc fut créée. Quelque chose changea avec l’attaque inattendue des Allemands sur l’Ukraine. Il est vrai qu’au début, il y eut une réaction populaire dans ce pays qui n’était pas défavorable aux nazis, non pas, comme d’aucuns le prétendent encore aujourd’hui, parce que les Ukrainiens étaient pro-nazis, mais parce qu’une partie de la population pensait qu’il ne pouvait y avoir rien de pire que le communisme. Ce n’est que plus tard qu’ils se sont rendus compte de leur erreur. Les nazis, pour gagner la sympathie de la population occupée, ont rouvert les églises. Staline comprit alors qu’il fallait faire appel à l’esprit patriotique du peuple soviétique et, le 3 juillet 1941, il prononça le célèbre discours adressé à ses « frères et sœurs », en utilisant une terminologie apolitique. L’Eglise orthodoxe réagit positivement et encouragea la population à se joindre à la lutte contre le nazisme. Staline a donné de la liberté à l’Eglise en ouvrant la saison de ce que l’on appelle la « NEP religieuse », qui a duré jusqu’en 1947. Les arrestations et les fusillades n’ont certes pas manqué pendant ces années, mais elles furent réduites.

 

N.S. : Les relations avec l’Eglise orthodoxe ont connu des phases fluctuantes pendant le stalinisme, tandis que celles avec l’Eglise grecque catholique ont toujours été marquées par une dureté impitoyable. Les gréco-catholiques ont-ils été les principales victimes des persécutions religieuses de Staline ?

Pr. C. : Sans aucun doute. Cela faisait partie de la politique anticatholique de Staline. Dans le livre, je parle du projet soviétique de créer un Vatican moscovite qui a échoué parce que les autres Eglises orthodoxes ne s’y sont pas agrégées. Staline voulait frapper l’Eglise catholique à mort parce qu’il la considérait comme le centre le plus puissant de l’anticommunisme. Dans ce cadre, un pseudo-concile s’est tenu en 1946 à Lviv, qui était absolument invalide parce qu’il prétendait être un synode gréco-catholique alors qu’il n’était animé que par des représentants de l’Eglise orthodoxe, en violation, donc, de toute norme canonique. A cette occasion, l’Eglise gréco-catholique a été abolie, tous les évêques ont été arrêtés et sont morts dans les camps de concentration, un seul ayant survécu après 17 ans d’emprisonnement. L’Eglise gréco-catholique fut également dissoute en Roumanie et en Slovaquie.

 

N.S. : Contrairement à une idée reçue, la mort de Staline n’a pas marqué le début d’une libéralisation en matière religieuse. Est-ce vraiment le cas ?

Pr. C. : Il s’agit au contraire d’une aggravation. La propagande athée a repris de plus belle avec Krouchtchev au pouvoir.

 

N.S. : Pour en venir à des temps plus récents : lors de la Perestroïka, on a cru entrevoir une liberté d’action totale dans les territoires soviétiques, même pour l’Eglise catholique. Qu’est-ce qui est allé de travers ?

Pr. C. : Lors de leur première rencontre, Mikhael Gorbatchev a donné à Jean-Paul II des garanties d’ouverture dans le domaine religieux. Peu de temps après, la loi sur la liberté religieuse de 1990 a été publiée, modifiant le concept de liberté de conscience tel qu’on l’avait connu au cours des années précédentes sous le communisme. Si, jusqu’alors, elle était comprise comme le droit-devoir de libérer sa conscience de la religion, avec cette loi, la liberté de conscience est redevenue la liberté de croire ou de ne pas croire. Cette période de libéralisation a déclenché une réaction de l’Eglise orthodoxe, qui n’a pas accepté le principe de la liberté religieuse tel que nous le concevons en Occident et qui s’est efforcée de le faire restreindre. Même après l’effondrement de l’URSS, et malgré la volonté de Boris Eltsine de maintenir le cap sur la question de la liberté religieuse, la Douma a adopté en 1997 une loi fédérale restreignant la liberté de conscience et des associations religieuses, et ne reconnaissant comme religions officielles que les quatre religions traditionnelles suivantes : l’orthodoxie, le judaïsme, l’islam et le bouddhisme.

 

N.S. : Dans quelle mesure le poids de l’Eglise orthodoxe russe s’est-il renforcé avec l’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin ?

Pr. C. : La politique intérieure et extérieure de Poutine repose sur l’idée du « Russkij mir » (monde russe), elle-même ancrée dans la vision de Moscou comme la Troisième Rome. Cette conception messianique de la Russie s’accompagne de la thèse selon laquelle le monde russe comprend non seulement les Russes, mais aussi tous ceux qui parlent le russe et s’intéressent à la culture russe. C’est ce qu’affirme le récent document issu du 25e Conseil mondial du peuple russe. Dans la politique de Poutine, il y a cette idée de Moscou comme centre du Bien contre le Mal. Il se présente comme le porteur des valeurs chrétiennes, mais la Russie est un pays où le nombre d’avortements est l’un des plus élevés au monde.

 

N.S. : Dans votre livre, vous allez jusqu’à affirmer que la carrière ecclésiastique du patriarche Kirill a été favorisée par le KGB, dont il était membre. Quelles en sont les preuves ?

Pr. C. : Des chercheurs suisses ont confirmé son appartenance au KGB. Et dire que Kirill est issu d’une famille sacerdotale, dans laquelle son grand-père et son père ont connu les camps de concentration parce qu’ils s’étaient opposés au mouvement des innovateurs, recrutés par les bolcheviks pour détruire l’Eglise patriarcale de l’intérieur ! Les innovateurs étaient parvenus à s’infiltrer pour tenter d’assujettir totalement l’Eglise au régime. Aujourd’hui, la situation est inversée : ce n’est pas Poutine qui a inventé l’idéologie « Russkij mir » ; c’est Kirill qui a fourni des arguments « théologiques » pour justifier l’invasion de l’Ukraine. De son point de vue, ceux qui s’y opposent s’opposent à l’orthodoxie.

 

N.S. : Quel a été l’impact de la guerre en Ukraine sur le monde orthodoxe russe ?

Pr. C. : Je suis resté sans voix devant les milliers de personnes portant une fleur aux obsèques de Navalny à visage découvert. Pourtant, la peur règne dans le monde orthodoxe. Il y a un lavage de cerveau permanent. Les statistiques officielles indiquent que la majorité de la population est favorable à ce qu’ils appellent une « opération militaire spéciale ». Les Fondements de la conception sociale approuvés par le Conseil des évêques de l’Eglise orthodoxe russe en 2000 condamnent les guerres d’agression. Les prêtres qui ont refusé de reprendre dans la liturgie la prière pour la guerre sainte insérée par Kirill ont été suspens a divinis. Le problème de la Russie est que, le clergé étant marié, la menace de se voir retirer les ordres sacrés fait craindre de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de la famille.

 

N.S. : Et comment les autres Eglises orthodoxes voient-elles la position du patriarcat de Moscou ?

Pr. C. : En Ukraine, la guerre a eu pour conséquence le fait qu’il existe désormais une Eglise autocéphale reconnue par Constantinople. L’autre, un temps liée à Moscou, s’est ralliée aux positions de Kirill. N’oublions pas que depuis l’Ukraine venaient de l’argent et des clercs pour le Patriarcat de Moscou, car en Russie, seulement 2 % de la population va à la messe. Le risque est que l’Eglise russe ne devienne qu’une Eglise nationale, je dirais même locale.

 

Traduction par Jeanne Smits