Malgré les pressions israéliennes et même américaines, le président polonais Andrzej Duda a signé mardi la loi mémorielle amendée qui pénalise en Pologne la négation ou la minimisation de la Shoah. Désormais, sera également passible d’une peine de prison le fait de minimiser la culpabilité des auteurs nazis (allemands) en faisant porter la responsabilité ou une partie de la responsabilité à l’État ou à la nation polonaise. Le président Duda a toutefois saisi la Cour constitutionnelle et une modification de la loi mémorielle amendée n’est donc pas à exclure si les juges constitutionnels polonais estiment qu’elle pourrait limiter la liberté d’expression. Pour rappel, le principal reproche d’Israël à la nouvelle mouture de la loi mémorielle polonaise consiste à dire qu’elle pourrait empêcher les survivants de l’Holocauste et les historiens de parler des crimes commis contre des juifs par des Polonais pendant la Deuxième guerre mondiale. Les défenseurs de la loi en Pologne estiment que ce n’est pas le cas, puisque la loi interdit uniquement de mettre en cause dans les crimes nazis l’Etat ou la nation polonaise, pas des Polonais ou des groupes de Polonais. Par ailleurs la nouvelle loi dispose que l’expression scientifique et artistique n’est pas concernée.
Réactions divergentes en Israël après la signature de la nouvelle loi mémorielle polonaise par le président Duda
Les réactions en Israël ont été mitigées après la ratification de la loi. Le ministère des Affaires étrangères a exprimé son espoir de voir la saisine de la Cour constitutionnelle polonaise permettre justement de discuter encore avec les autorités polonaises de cette loi et de la modifier. Certains hommes politiques israéliens souhaiteraient au contraire rappeler l’ambassadrice d’Israël en Pologne ou supprimer les voyages scolaires israéliens en Pologne, qui concernent environ 40.000 élèves chaque année, mais auxquels les Polonais reprochent souvent de ne montrer aux jeunes Israéliens que la Pologne de la Shoah, et pas tout le reste : les siècles de cohabitation judéo-polonaise et la Pologne d’aujourd’hui. En bref, et les Polonais voient la confirmation de ce problème dans les réactions israéliennes à leur nouvelle loi mémorielle qui, pour eux, ne fait que défendre des vérités historiques établies, ces voyages scolaires serviraient surtout à maintenir vivant chez beaucoup de juifs le ressentiment vis-à-vis des Polonais, alors que les auteurs du génocide étaient allemands.
Un député israélien pris en flagrant délit de mensonge sur sa grand-mère supposément tuée par des Polonais
Yaïr Lapid, le chef du parti centriste d’opposition Yesh Atid et ex-ministre des Finances de Netanyahou, avait affirmé après l’adoption du projet d’amendement à la loi mémorielle par la Diète que des centaines de milliers de juifs avaient été tués en Pologne sans avoir jamais vu de soldat allemand et que sa grand-mère avait été tuée par des Polonais. Or après vérification par les journalistes, on s’est aperçu, ce qu’il a lui-même reconnu, que ce responsable politique israélien qui n’a pas d’ancêtres juifs polonais parlait en fait de son arrière-grand-mère qui aurait été transportée à Auschwitz-Birkenau. M. Lapid semble ignorer que les seuls Polonais présents à Auschwitz-Birkenau pendant la Deuxième guerre mondiale y étaient prisonniers.
Si Yaïr Lapid semble considérer, comme beaucoup de ses compatriotes, que les Polonais ont été plus nombreux à dénoncer ou tuer des juifs pendant la guerre qu’à en cacher au risque de leur vie et de celle de leur famille, ce n’est pas l’avis d’une majorité en Pologne, mais surtout ce n’est pas le genre d’affirmation qui tombe sous le coup de la nouvelle loi polonaise. En revanche, quand M. Lapid déclarait dans un tweet qu’il y a eu des camps d’extermination polonais, c’est justement ce qui deviendra passible de trois ans de prison en Pologne, tout comme le fait de nier la Shoah.
Des voix s’élèvent en Israël pour prendre la défense de la Pologne et critiquer les ressentiments anti-polonais
D’autres Israéliens prennent toutefois la défense de la Pologne dans cette affaire. Uri Avnery est un juif né en Allemagne en 1923, militant sioniste dès avant la Deuxième Guerre mondiale, puis député à la Knesset pendant plusieurs années. Sur son blog, il parle de la haine antipolonaise vivace en Israël et rappelle le rôle de la Pologne dans la lutte contre les nazis et dans la dénonciation au monde du génocide en cours. Uri Avnery se demande comment il se fait qu’il n’a fallu que dix ans après la guerre pour qu’Israël signe un accord avec l’Allemagne tandis que la haine à l’égard des Polonais reste en même temps aussi forte. Il rappelle aussi que l’antisémitisme polonais d’avant-guerre n’était pas de même nature que l’antisémitisme génocidaire de l’Allemagne nazie et que les sionistes juifs ont même collaboré avant la guerre avec les nationalistes polonais pour inciter les juifs de Pologne à émigrer vers la Palestine. Malgré tout, explique-t-il, « On a fait croire à beaucoup d’Israéliens que l’Holocauste était une entreprise conjointe germano-polonaise et que les fours d’Auschwitz étaient opérés par des Polonais ».
C’est bien entendu faux, comme le démontre la liste des personnels d’Auschwitz mise en ligne par l’Institut de la mémoire nationale (IPN) polonais. C’est aussi ce que défendait l’ancien ministre de la Défense israélien Moshe Arens le 5 février dans les colonnes du journal Haaretz : il faut savoir distinguer les comportements de certains Polonais et de groupes de Polonais des actions du gouvernement polonais en exil à Londres et de l’Armée de l’intérieur polonaise (AK).
Il y a eu des dénonciateurs polonais mais pas de collaboration de l’État polonais à la Shoah
Pour prendre l’exemple de Varsovie, l’historien canadien Gunnar Paulsson estimait dans son ouvrage Secret City: The Hidden Jews of Warsaw 1940-1945 que la capitale polonaise avait compté entre 3 et 4.000 dénonciateurs de juifs et entre 70 et 90.000 personnes qui étaient au contraire impliquées dans le sauvetage des juifs. Dans les conditions extrêmes de l’occupation allemande, où aider un juif était passible d’exécution immédiate du fautif et de toutes les personnes se trouvant sous son toit, si un seul Polonais pouvait causer la capture de nombreux juifs, il en fallait plusieurs pour en sauver un seul. Władysław Szpilman, le Pianiste du film de Polański, déclarait en 2000 dans un entretien : « Moi, j’ai été sauvé par au moins trente Polonais. Au moins trente, qui ont risqué leur vie. » Il s’est d’ailleurs aussi trouvé des dénonciateurs et des collabos parmi les juifs eux-mêmes, ce qu’a décrit par exemple le poète juif polonais Ytshak Katzenelson, mort à Auschwitz en mai 1944, dans son « Chant du peuple juif assassiné ».
La loi mémorielle polonaise semble donc avoir crevé un abcès, et il faut espérer que la Pologne et Israël, les deux pays qui partagent la responsabilité, selon les mots du ministère des Affaires israéliens lui-même, d’étudier et préserver l’histoire de l’Holocauste, sauront trouver un compromis constructif sur cette loi. Espérons aussi qu’Israël et les milieux juifs ailleurs dans le monde sauront faire le même travail sur leurs ressentiments et leurs préjugés antipolonais que celui qui a été fait depuis des années en Pologne contre l’antisémitisme.
Si les camps d’extermination allemands étaient en Pologne occupée, c’était avant tout pour des raisons logistiques : c’est là que se trouvait la plus grosse population juive.
En postface de son récit autobiographique Un sac de billes aux éditions Le Livre de Poche, le juif français Joseph Joffo s’épanchait sur l’antisémitisme polonais pour conclure : « Je dis et je maintiens que si Auschwitz était en Pologne, ce n’était pas le seul fait du hasard. » C’est apparemment ce que pensent toujours de nombreux juifs en Israël et dans le monde. Pourtant, outre qu’Auschwitz faisait partie des territoires annexés au IIIe Reich, si l’extermination des juifs a été conduite sur le territoire de la Pologne d’avant-guerre, c’est avant tout pour des raisons logistiques : c’est là que se trouvait la plus grosse population juive d’Europe (3,3 millions, soit près de 10 % de la population). Et c’est aussi parce que les nazis avaient pour projet, outre d’exterminer les juifs jusqu’au dernier, de réduire fortement la population polonaise afin de laisser le champ libre à la colonisation germanique des nouveaux territoires de la Grande-Allemagne.
Premier effet positif de la nouvelle loi mémorielle polonaise : le ministre des Affaires étrangères allemand Sigmar Gabriel a déclaré que la Shoah avait été conçue et réalisée par la nation allemande et que l’existence de collaborateurs d’autres pays ne saurait remettre en cause ou atténuer ce fait, et il a promis que l’Allemagne s’opposerait à l’utilisation de l’expression « camps de la mort polonais » pour parler des camps d’extermination allemands nazis en Pologne occupée. C’est toujours cela de pris, d’autant que c’est dans les médias allemands que cette odieuse expression est le plus souvent utilisée.