La révolution est en cours en Turquie ! Mais pas n’importe laquelle… Le président islamiste Recep Tayyip Erdogan a décidé de conforter son pouvoir en opérant une véritable réforme de la Constitution. Motif public : se donner les moyens de « vraiment » gouverner la Turquie. Motif réel : se donner des moyens tout court… La dictature avance, quasi sans masque.
Un referendum au printemps doit valider l’ensemble.
L’Europe, elle, bafouille.
La réforme de la Constitution presque approuvée par le Parlement
Quatre nouveaux articles ont été approuvés jeudi, dans le cadre de la réforme constitutionnelle, portant à onze le nombre de dispositions adoptées en seconde lecture. Les sept articles restants doivent faire l’objet d’un vote ce soir-même et le texte aura alors achevé son parcours parlementaire. Un referendum doit clôturer le processus dans quelques mois.
Ce ne fut pas sans mal. Commencés le 9 janvier, les débats ont été longs et houleux. Il y a eu des coups de poings, des morsures… une députée s’est même menotté à la tribune « pour dire non au diktat d’un seul homme ».
Et pour cause : la réforme supprime le système de gouvernement collectif établi de longue date en Turquie, remettant le pouvoir entre les mains du seul président – exit le Premier ministre. Le Président pourra nommer et révoquer à sa guise ses ministres, ainsi que la plupart de ses fonctionnaires (finie l’indépendance judiciaire). Et les députés turcs ne seront plus en charge de contrôler l’exécutif. Ajoutons que les gouvernements n’auront plus besoin du vote dit « de confiance », lors de leur prise de fonction. Et qu’Erdogan aura la possibilité de se présenter à deux cycles électoraux supplémentaires, c’est-à-dire jusqu’en 2029…
Si l’AKP du Président (le Parti de la justice et du développement) ne disposait pas, à la base, de la majorité nécessaire pour l’emporter, le petit parti du mouvement nationaliste (MHP), est venu avec succès grossir ses rangs contre le principal parti d’opposition du Parti républicain (PCH) et l’a fait accéder, jusque là, à la majorité des trois cinquièmes, nécessaire pour l’approbation parlementaire.
Une dictature de « la stabilité »….
Il fallait de la « stabilité » au sommet de l’Etat, a asséné le gouvernement ! Le modèle politique turc à « deux têtes » est un paralysant qui cantonne la Turquie dans la récession : la Constitution, rédigée en 1982 sous tutelle militaire, devait être révisée. C’est ce « que vous avez dans la plupart des systèmes présidentiels » s’est gargarisé le porte-parole d’Erdogan, en citant les systèmes français et américain. Pas si sûr… Il en faudrait beaucoup moins en France pour que s’élèvent des cris d’orfraie anti-fascistes !
Les défenseurs de la réforme évoquent aussi en toile de fond une Turquie très affaiblie, malmenée par les attaques terroristes répétées, les vagues de réfugiés syriens, l’insurrection dans les régions kurdes à l’est du pays… Mais Erdogan n’est-il pas pour quelque chose dans ces trois tableaux, armant et protégeant savamment Daesh et cherchant à éradiquer les Kurdes de son territoire et à transvaser ce qu’il en reste en Syrie… ?
Il se justifient encore par le fait que le 9ème article de leurs propositions rend, pour la première fois, le président potentiellement passible de poursuites. Mais une enquête sur un soupçon d’infraction devra prendre désormais dix mois, au lieu des dix-huit jours actuels pour un ministre. Et puis si l’on a nommé les bonnes personnes aux bons postes, il n’y a pas grand chose à craindre…
Fait notable : l’ancien président, ancien camarades d’armes de M. Erdoğan, Abdullah Gül, qui s’opposait encore publiquement à une présidence exécutive en 2014, garde un lourd silence sur ce projet de réforme – un lourd silence qui en dit long.
La stratégie autoritaire islamiste d’Erdogan
Car « stabilité », oui, mais pour faire quoi ?! Le climat d’intimidation en cours depuis le coup d’état raté du 15 juillet n’est pas pour rassurer sur les intentions dictatoriales personnelles de Recep Erdogan. Une purge à grande échelle a été organisée dans tous les milieux, pas seulement militaire, mais aussi universitaire, bureaucratique, politique, policier et bien sûr médiatique.
Plus de 120.000 personnes limogées, plus de 100.000 emprisonnées sans beaucoup de procès. Parce qu’elles étaient soupçonnées de complicité avec celui qu’Erdogan accuse d’avoir fomenté l’insurrection, l’islamiste américain Fethullah Gülen ou encore avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Des accusations en l’air, destinées surtout à ratisser large. La preuve : même des kémalistes, opposés et à Gülen et au PKK se sont faits arrêter…
C’est en réalité un coup d’Etat à l’envers – et il se continue. La Turquie est toujours en état d’urgence, trois mois par trois mois, renouvelés depuis le mois de juillet.
La révélation du rapport secret de l’INTCEN
Et que dit l’Europe de tout ça ? Rien.
Si, le Parlement européen a préconisé le 24 novembre dernier, le gel des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE) en raison des mesures répressives « disproportionnées » prises par Ankara dans le cadre de l’Etat d’urgence instauré depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet. Mais de toute façon, Erdogan, avait pris soin de prévenir qu’un vote en ce sens n’aurait « aucune valeur » à ses yeux – on n’en doute pas.
Seule compte la valeur de l’or que l’Europe lui verse avec largesses depuis qu’il a accepté de « contenir » les vagues de réfugiés syriens à l’intérieur de ses frontières. Et puis finalement, de son côté, l’Europe préfère sans doute cette diplomatie migratoire aux progrès de la démocratie…
Bien qu’elle en sache long elle-même ! Un rapport secret écrit par l’INTCEN (« European Union Intelligence Analysis Centre », l’agence renseignement de l’UE) en août dernier vient d’être divulgué : il affirme que les généraux avaient tenté ce putsch précisément en raison de grandes purges à venir. Erdogan a fort pu en laisser fuiter le soupçon pour provoquer ce coup d’Etat et se donner ainsi les moyens d’une belle justification, aposteriori…
La Turquie regarde vers la Russie ?
La Turquie regarde davantage vers ces deux pôles que sont les Etats-Unis et la Russie.
Ankara se rebiffe contre Washington qu’elle accuse d’armer des combattants kurdes syriens et de favoriser ainsi les actions des Kurdes turcs sur son territoire. Le ministre de la Défense a dernièrement menacé de quitter l’OTAN – c’est dire si les Kurdes sont plus importants que Daesh à leurs yeux…
Quant à la Russie qu’elle avait pourtant attaqué en abattant un Sukhoi-24 en novembre 2015, en qui elle voyait avant tout un allié de son ennemi de toujours, la Syrie, la Turquie semble faire des yeux plus doux. Et ce n’est pas l’autoritarisme de la réforme d’Erdogan qui va déranger Poutine…
A présent, le président turc va-t-il réussir à faire acter par le peuple cette dictature déguisée ? Le pays est divisé mais la peur fait taire.