“Salafistes”, le film documentaire

Salafistes film documentaire
 
Les Salafistes sont des adeptes rigoureux de l’Islam sunnite. Ils entendent revenir au temps du « prophète » Mahomet et de ses compagnons, devenus les premiers califes à sa suite. Le salafisme peut se traduire en effet assez littéralement comme la voie de la fidélité aux ancêtres – salaf en arabe – aux bons ancêtres évidemment. L’islam originel aurait été perverti par des contaminations extérieures, venues de la philosophie grecque, ou des spéculations internes ; les unes comme les autres éloigneraient de la lettre de l’islam, seule juste, immédiatement accessible et compréhensible, et applicable. Le Califat de Mossoul (proclamé en juin 2014) d’Abou-Bakr II s’inscrit parfaitement dans cette mouvance, et a fait beaucoup parler de lui depuis deux ans. Il fait largement figure de modèle pour les tenants du salafisme. Abou-Bakr II et ses partisans ont osé pousser la logique jusqu’au bout et rétablir un calife, soit un chef de tous les musulmans, ou se revendiquant tel, et un calife doté d’un minimum de crédibilité doctrinale et d’assise territoriale.
 
Sans reconnaître de calife, et encore moins ce calife en particulier, le salafisme est au pouvoir depuis le XVIIIème siècle en Arabie, devenue « Saoudite » au XXème siècle, ou au Qatar voisin. L’argent du pétrole a servi à répandre dans le monde cette vision rigoriste, fondamentaliste, de l’islam sunnite. On trouve des salafistes dans toutes les communautés musulmanes du monde. Il est particulièrement influent au Pakistan et en Afghanistan, au-delà des expériences salafistes présentées dans ce documentaire, en Irak et en Syrie, ou au Nord-Mali (2012-2013), dans certaines régions de la Libye ou du Nigéria. Le salafisme est actuellement plutôt en voie d’expansion dans le monde. Il est donc pertinent de chercher à le connaître, le comprendre, et telle est bien la démarche du documentaire Salafistes.
 

Etre salafiste, auto-definitions

 
Ceux qui se définissent eux-mêmes comme salafistes sont invités à préciser ce terme. Les trois nuances majeures sont présentes : l’idéaliste, la classique et la militaire.
 
L’idéaliste prétend ne trouver dans le salafisme qu’une voie de perfection intérieure. Ce salafisme pacifique existe-t-il vraiment ? Il y a quelque lieu d’en douter. Un érudit salafiste interrogé peut fort bien mentir devant la caméra, user de la dissimulation, du mensonge parfaitement permis en islam face à des non-musulmans : c’est la pratique de la « taqqiya ». Une telle attitude ou conception pacifique serait malgré tout possible, non au niveau d’un idéal collectif, définissant toute une société, mais du choix personnel. Ce qui change évidemment tout. Car ne pas faire personnellement œuvre de guerrier, de policier, ou de juge islamique prescrivant amputations et lapidations, ne vaut pas rejet des voies guerrières – djihad – prescrites par le Coran, applicables par les autres.
 
La voie classique, dominante, est celle combinant salafisme guerrier et spirituel. « Spirituel » est le terme couramment employé, par analogie assez trompeuse avec d’autres religions (au sens sociologique), mais il ne rend qu’imparfaitement compte de la démarche salafiste : en effet, le salafisme rejette absolument toute mystique, toute méditation sur l’amour divin, toute recherche intérieure, suspectées immédiatement de dérive hérétique, soufie en particulier. Cette spiritualité, ou ce qui en tient lieu, se limite à la mémorisation du Coran, des hadiths – faits et gestes du « prophète » – réputés authentiques et appréciés des salafistes ; la répétition et la récitation, but final, sont particulièrement appréciés en islam. Coran peut d’ailleurs se traduire par récitation. Cette voie est la plus répandue et la plus admise parmi les salafistes. Elle est définie en un excellent arabe littéral par un imam mauritanien. La qualité de la langue arabe joue un grand rôle dans la crédibilité du message, la façon dont il peut être reçu en milieu salafiste. Les écoles différentes, exprimées en arabe dialectal tunisien ou arabe très approximatif de touareg malien, sont dans le documentaire moins crédible de ce fait même pour les salafistes. L’arabe du VIIème siècle, celui de Mahomet et du Coran, est en effet réputé être la langue d’Allah, la langue divine, au sens strict. Cette croyance peut sembler naïve ; elle est pourtant partagée par la totalité des salafistes, et probablement la majorité des musulmans. Cet univers mental est donc en tout point différent de celui des chrétiens, où le Saint Esprit est immédiatement perçu dans toutes les langues, comme manifesté à la Pentecôte.
 
Enfin, le salafisme purement guerrier s’affirme aussi en tant que tel, chose après tout assez rare, ou du moins rarement montré par les médias désinformateurs. Il comporte une part d’anti-intellectualisme assumé. Il soutient, avec quelque apparence au moins de vérité, que l’islam ne serait pas compliqué. Aussi les juristes musulmans, mêmes salafistes, l’ennuient-il, par leur multiplication des cas théoriques et pratiques. Au final, ces intellectuels, ou ceux qui en tiennent lieu de fait en terre d’islam rigoriste, ne se trouvent-ils pas en première ligne du combat, combat physique, contrairement à ce qu’ils prêchent parfois. Ces salafistes guerriers se font un orgueil de vivre comme les premiers ou plus fidèles compagnons du « prophète », des guerriers redoutables pour beaucoup en effet, mais qui n’avaient rien de penseurs.
 

Un documentaire qui respecte les règles journalistiques de base

 
Le documentaire Salafistes, achevé à l’automne 2015, juste avant les attentats de Paris, est un travail de plusieurs années, avec des images remontant à 2012 pour certaines. Un des grands intérêts de ce documentaire est de proposer un panorama, qui n’est évidemment pas exhaustif, mais représentatif des salafistes, de la Mauritanie à l’Irak, en passant par le Mali et la Tunisie. Des choix inévitables ont été faits ; ils ne sont évidemment pas innocents. Ainsi, il n’a pas été question, sauf distraction de notre part, du salafisme en France. Une scène que l’on croit instinctivement filmée en banlieue française, du fait de la présence de Maghrébins parfaitement francophones, en un milieu d’immeubles laids de béton, a lieu en fait en Tunisie. Cette omission de notre pays ne tient certainement pas du hasard. Les mêmes principes du salafisme ont toutes les chances de produire les mêmes effets : attentats réguliers, guérilla urbaine, etc. Pour lutter contre ce péril tardivement perçu, les initiatives de « déradicalisation » du gouvernement français ont tourné au ridicule ; il ne dispose d’aucune autorité en matière de définition d’un bon ou d’un mauvais islam, et reprendre certaines initiatives marocaines ou algériennes, dont le succès reste douteux même là-bas, n’a guère de sens.
 
Le principe du documentaire est habituel au journalisme : rencontrer, donner la parole aux protagonistes, les fameux salafistes. Leurs propos doivent être honnêtement restitués – évitant absolument les phrases tronquées ou sorties de l’ensemble du raisonnement – et, le cas échéant, traduits avec soin. C’est apparemment le cas, et il faut saluer cette honnêteté intellectuelle rare. Il ne faut y voir nulle complaisance particulière : les propos recueillis sont exemplaires par eux-mêmes, et n’éveillent nulle sympathie.
 
L’absence de commentaire explicite est un choix. On peut en discuter. Mais ce silence renforce le poids des paroles des salafistes dans tout ce qu’elles peuvent avoir de déplaisant. Des cris d’indignation après les déclarations particulièrement fortes de certains, réclamant la mort des infidèles, et sur des modes cruels, affaibliraient plutôt le propos, implicite, mais clair, du film. La meilleure indignation ou dénonciation consiste à leur donner loyalement la parole. Un commentaire muet mais très fort est du reste fourni par des images d’atrocités, trop réelles, en Irak, en Syrie, ou au Mali, coupées au seuil de l’insupportable pour une sensibilité humaine normale.
 

Un film menacé d’interdiction gouvernementale

 
Le fait que ce documentaire, produit par la télévision publique française, ait frôlé l’interdiction gouvernementale témoignerait d’une certaine fébrilité des autorités françaises : le prétexte invoqué en était une complaisance imaginaire, voire une supposée apologisme du salafisme.
 
Cette attitude pourrait s’expliquer par une forme de panique humainement imaginable après les attentats de Paris. Il y a peut-être plus grave. Des journalistes qui font leur travail, et non œuvre de lourde propagande, pour une fois, seraient-ils eux-mêmes suspects, dans la France et plus largement l’Union Européenne devenue selon beaucoup, dont l’ancien dissident soviétique Vladimir Boukovski qui a popularisé l’expression, une nouvelle URSS ? Ou les salafistes, fondamentalistes musulmans, qui touchent tout de même une partie peut-être minoritaire mais significative des musulmans, inviteraient-ils les spectateurs à se poser des questions interdites sur l’islam et sa présence en France ?
 
De cette menace d’interdiction a découlé une diffusion réduite. Les distributeurs n’ont pas voulu prendre le risque de voir un film interdit au dernier moment, ce qui aurait eu un coup financier indiscutable, venant s’ajouter au problème d’image. On ne sait s’il faut taxer vraiment le gouvernement Valls de fébrilité, ou s’il ne faudrait pas voir du machiavélisme dans ce cumul du maintien apparent de la liberté d’expression et une quasi censure de fait.
 

Une impossible séduction du salafisme ?

 
Les salafistes, même les plus rigoureux et agressifs, ne se présentent pas comme des monstres, ou des individus déséquilibrés ou simplement excités. Ils se réclament au contraire de l’obéissance stricte aux commandements d’Allah. Allah ne leur commanderait pas de détester le genre humain, ou de mépriser les femmes. Ils savent dénoncer les hypocrisies du monde occidental, qui se définit comme une forme de paradis pour les femmes, alors qu’elles sont souvent exploitées dans le monde du travail, ou méprisées de fait : la pornographie, culturellement très répandue, tend à réduire les femmes au rang d’objet sexuel, méprisé de fait… Ils n’ont pas forcément tort. Mais le raisonnement est faible lorsqu’ils affirment par contraste leur grande estime de la femme ; le mensonge est d’autant plus évident qu’ils ne s’appuient sur aucun verset coranique ou hadith, alors qu’ils le font systématiquement pour d’autres sujets. Le mépris de la femme d’un hédoniste et celui d’un salafiste se valent assez largement. Le salafiste aspire à un paradis de débauche éternelle après sa mort. L’estime pleine et entière de la femme n’existe vraiment que dans le christianisme, contrairement aux mensonges sur ce sujet de tous les médias désinformateurs.
 
Les policiers islamiques de Tombouctou en 2012 font tout pour donner une bonne image d’eux-mêmes, se montrer aimables envers les journalistes ou les populations contrôlées. Il leur reste une part d’humanité certainement. Mais ils n’en appliquent pas moins les châtiments les plus barbares, dont l’amputation et la lapidation. Envisager des peines de prison pour des voleurs, et non l’amputation, ou, pour des crimes authentiques, un mode de mise à mort plus humain que la lapidation et d’autres variantes cruelles – jeter dans le vide les condamnés, les noyer, etc. –, ne leur vient visiblement pas à l’esprit.
 
Ainsi, le salafisme ne pourrait a priori séduire que des esprits fragiles, ce qui ne manque pas hélas. Mais le cœur du drame réside dans le fait que ces salafistes sont en effet les musulmans les plus proches de l’islam initial, et attireront toujours des puristes. Il est tout simplement consubstantiel à l’islam, voire l’expression de son essence. Le film Salafistes ne tire, lui, aucune conclusion de ce genre, se contentant, par un crescendo d’images horribles, d’attester de l’horreur du salafisme. Or, c’est l’islam lui-même qui pose problème, au-delà même des excès de ses partisans les plus zélés.
 

Octave Thibault