Quinze ans que Tony Blair a quitté le 10 Downing Street, mais il a tout fait pour que son influence persiste, en particulier avec son énorme think thank qui a plutôt des allures de grosse fondation internationale, le Tony Blair Institute for Global Change (TBI). Fondé seulement en 2017, mais déjà pluripotent (145,3 millions de dollars de chiffres d’affaires en 2023), il porte nombre de projets dont ce dernier en date : créer une bibliothèque nationale de données centralisée et gérée par l’IA, pour que l’Etat puisse avoir accès à la vie de chaque individu, sous toutes ses coutures, qu’elles soient médicales, professionnelles, énergétiques, fiscales ou encore éducatives et ce grâce à l’identité numérique.
Le but affiché est d’améliorer la vie de chacun, soigner les failles, combler les trous, prévenir la casse, bref servir l’efficacité pour le plus grand bien de tous. Ce qui n’est pas totalement faux. Néanmoins, le pendant obligé est une surveillance inévitable de la part de l’Etat et un risque d’autant plus accru d’abus.
Les perspectives incroyablement alléchantes des algorithmes de l’IA
Quand le rapport d’une soixantaine de pages a été publié le 25 février, on ne s’est pas beaucoup étonné. L’ancien Premier ministre britannique avait discuté un long moment avec Larry Ellison, fondateur d’Oracle, lors du Sommet mondial des gouvernements, à Dubaï, deux semaines auparavant. Tony Blair était sur la même longueur d’onde que le milliardaire, deuxième fortune mondiale et grand soutien de Trump (précisons-le), très investi dans les outils de surveillance visuelle à grande échelle.
Dans un discours très écouté, Ellison a en effet martelé que pour améliorer la santé de la population d’un pays, il fallait rassembler toutes les données médicales des individus dans une seule base de données sur laquelle pourrait travailler l’IA et grâce à laquelle ses algorithmes pourraient proposer des solutions.
Intitulé Governing in the Age of AI: Building Britain’s National Data Library (« Gouverner à l’ère de l’IA : construire la bibliothèque nationale de données du Royaume-Uni »), le rapport de Blair ne dit pas autre chose et va même plus loin, donnant un plan détaillé pour la création et la mise en œuvre d’une bibliothèque nationale de données (NDL) qui deviendrait « un élément essentiel de l’infrastructure nécessaire à la prestation des services publics et à la croissance économique du Royaume-Uni ».
Qui aura accès aux données par le Reader Pass ?
La NDL de Blair ne concernerait pas seulement la santé, mais aussi les domaines de l’énergie, de la fiscalité, de la justice, de l’éducation, du travail, des familles… Et rien de tout cela ne serait possible sans la mise en place d’un système d’identité numérique pour tous les individus qui permette « un couplage précis et efficace des données entre les services publics ».
Ainsi, cette bibliothèque virtuelle du futur ne serait pas un « lac de données géant centralisant toutes les données gouvernementales en un seul endroit », mais plutôt « un environnement sécurisé pour la découverte, l’accès et l’utilisation de données publiques interconnectées entre les différents ministères », dit le rapport.
Mais qui y aura accès et dans quel but ?
Le Tony Blair Institute parle d’un système saugrenu de « carte de lecteur ». Mieux qu’un abonnement Netflix, ce nouveau Graal donnera accès à une partie ou à la totalité du système en fonction de votre statut, que vous soyez fonctionnaire, universitaire ou entrepreneur. Un paiement n’est pas à exclure pour les frais administratifs si vous êtes un chercheur. Mais il pourra être doté d’une vraie valeur d’échange si vous représentez une grande entreprise privée, car la manne sera évidemment du pain bénit pour définir les modes de consommation en tout genre.
Le bon prétexte du covid pour le Blair Institute
Avec un tel outil, l’anonymat devient de plus en plus difficile. Et le Tony Blair Institute le dit clairement : à terme, il souhaite que les données personnelles identifiables soient rendues accessibles, en particulier « pour des applications à fort impact, où les ensembles de données anonymisées ne suffisent pas à eux seuls ».
Bien évidemment, cela pose des problèmes juridiques et éthiques en matière de confidentialité et de sécurité… Mais ils n’hésitent pas à rappeler pour se défendre, et c’est à souligner, que cela a déjà été fait avec le covid-19 ! Quand on se disait que ça pourrait bien servir à quelque chose…
« Un précédent existe », dit le rapport : « pendant le covid-19, les mesures d’urgence ont permis un partage plus complet des données de médecine générale, avec le soutien de garanties juridiques et d’indemnisations garanties par l’Etat. (…) Une approche similaire pourrait aider les services à surmonter les problèmes juridiques et de réputation, en particulier dans des domaines complexes tels que les données relatives à la santé, à la fiscalité et à la justice ».
Ainsi, les mesures d’urgence prises par les gouvernements pendant les confinements liés au covid-19 serviraient à justifier un accès accru des pouvoirs publics aux données personnelles des individus. Une illustration magistrale de la pensée de Karl Marx quand il disait que l’histoire se répétait d’abord comme une tragédie, puis comme une farce…
Plus de vision ? Plus de surveillance
Bien sûr, le système pourrait servir l’intérêt public de multiples façons, et le rapport ne manque pas de les énumérer : « La LND devrait devenir la pierre angulaire des efforts déployés par le gouvernement pour remplir ses cinq missions interministérielles : stimuler la croissance économique, atteindre ses objectifs en matière d’énergie propre, lutter contre les inégalités, transformer les soins de santé et renforcer la sécurité publique. »
Mais les abus potentiels, on les imagine assez bien – c’est toute l’ambivalence d’un tel système interconnecté. Qu’en est-il vraiment du rapport bénéfice-risque ? Qui définirait « l’abus » ? Celui qui tient les manettes ? « Que se passerait-il si le gouvernement abusait de son pouvoir, mais le justifiait par une crise ou une urgence qu’il déclarait, réelle ou perçue ? », se demande le média en ligne The Sociable.
Un tel système ouvre la voie à un Etat de surveillance totale parfaitement à même d’utiliser les données « pour contrôler, inciter, contraindre ou manipuler les comportements humains afin de les rendre conformes », selon The Sociable. Les communistes ont commencé il y a des années, comme l’écrivait, en 2018, Olivier Bault.
Tout à coup, le rapport bénéfice-risque s’obscurcit.
Ne pas oublier que la liberté a un toujours un prix.