Un accident de jet privé au nord-ouest de Moscou – précédé selon des témoins de deux bruits d’explosion – est réputé avoir coûté la vie à Evguéni Prigojine, fondateur avec Dimitri Outkine de la milice privée Wagner très active en Afrique et sur le front ukrainien. Outkine lui-même figure sur la liste des dix victimes répertoriées par l’autorité de l’aviation civile russe, Rosaviatsiya, ainsi que d’autres membres importants du groupe de mercenaires connu pour ses actions – impitoyables et en dehors du cadre du droit international – au service de la Russie, qui l’arme, voire le finance. A deux mois jour pour jour après le « putsch » avorté invraisemblable qui a vu Prigojine marcher sur Moscou depuis le front ukrainien, la disparition de Prigojine, membre du cercle rapproché de Poutine (auquel il a notamment servi de cuisinier-maître d’hôte dans ses restaurants de prestige) depuis les années 2000, ne semble pas pouvoir être due au hasard.
Les autorités russes affirmaient mercredi soir avoir retrouvé sur la scène du crash huit corps sévèrement brûlés sur les dix que l’avion était censé transporter. La liste d’embarquement note trois membres d’équipage et sept membres de Wagner : Prigojine et Outkine, donc, mais également Valery Chekalov considéré par les Etats-Unis comme le chef délégué du groupe. Liste fort étonnante, quand l’on sait que mêmes les sociétés privées civiles évitent de faire prendre le même avion à leurs principaux dirigeants.
Prigojine, Outkine et autres têtes d’affiche de Wagner sur la liste des morts
Beaucoup de points d’ombre demeurent dans cette affaire, puisque la mort de Prigojine, par accident, par attentat ou par exécution, a été confirmée par Moscou comme par le groupe paramilitaire, mais elle avait également été annoncée en 2019 lors d’un montage qui avait précédé l’invasion de l’Ukraine par la Russie à laquelle il a pris une part si active. On sait que deux Embraers appartenant à Prigojine ont, comme souvent, décollé en même temps depuis deux aéroports de Moscou différents, histoire de brouiller les pistes. L’autre, volant bizarrement en zigzag, est arrivé à bon port ; Prigojine n’était pas à bord selon les autorités russes.
Quoi qu’il en soit, son exécution sur ordre de Poutine n’aurait rien d’étonnant puisque ce dernier l’avait dénoncé comme « traître » à la suite de l’insurrection de juin dernier – et c’est le seul crime dont Poutine a déclaré un jour qu’il ne le pardonnait jamais. La chaîne Telegram Grey Zone, proche de Wagner, a accusé de son côté l’armée russe d’être responsable de tirs de la défense anti-aérienne qui auraient abattu l’appareil.
La chaîne Telegram du groupe lui-même écrit à propos de Prigojine comme d’Outkine : « Même en enfer, il sera le meilleur ! Gloire à la Russie ! » Certains font état de menaces de représailles.
L’oligarque Konstantin Malofeev, très proche du philosophe gnostique Alexandre Douguine, a rendu hommage à Prigojine sur son compte Telegram peu après l’annonce, non confirmée, de sa mort, sous le titre « Repose en paix, héros tourmenté. » « Il aurait pu être le restaurateur le plus prospère du pays, mais il a préféré à une vie heureuse la lutte contre les ennemis de la Russie », écrit le chef de la fondation Saint-Basile, connu pour ses accents belliqueux et ses appels à l’alliance avec l’islam pour obtenir la défaite de l’Occident. « Il a créé une légende, le PMC “Wagner”, reconnue sur tous les continents. Ce nom fait trembler les néo-fascistes occidentaux et réjouit les personnes de bonne volonté du monde entier. »
Prigojine présumé mort ; qui l’a tué ?
Malofeev semble accuser l’Ukraine, justement, affirmant qu’installé en Biélorussie, « à 100 km » de Kiev, Prigojine « avec son audace », aurait « sans aucun doute » lancé « un raid victorieux sur Kiev ».
Douguine a commenté, allant dans le même sens : « Si l’ennemi diabolique tue nos héros avec précision, cela signifie que nous avons des héros. »
Mais pour les services du renseignement britanniques, l’accident a toutes les marques d’une opération du FSB, dont Poutine reste très proche au titre de son « ancien » rôle d’officier du KGB. C’est « évidemment » sur ordre de ce dernier que l’Embraer de Prigojine a été abattu, selon une source citée par le Telegraph : « Toute la musique d’ambiance, tous les us et coutumes, toute l’histoire pointe vers le FSB. Le FSB demeure loyal à Poutine. »
Sir Richard Dearlove, ancien chef du MI6, a déclaré au Telegraph que la nouvelle de la mort du leader de Wagner, Prigozhin, était « sans surprise ».
« La plupart des gens en concluront qu’il ne s’agit pas d’un accident », a-t-il ajouté. « Je suis sûr que cela sera présenté comme un accident et qu’il y aura un élément de doute, mais tout le monde en Occident arrivera à la même conclusion, à savoir qu’il s’agit de la revanche de Poutine sur les personnes qui remettent en cause son assise au pouvoir. Lorsque je travaillais sur l’Union soviétique, nous avions l’habitude de dire que la ligne de conduite à adopter à l’égard de la Russie soviétique était que rien n’arrivait par accident, et l’on pourrait appliquer ce principe à cet événement. »
John Foreman, attaché de défense à Moscou de 2019 à 2022, voit dans l’affaire « une sorte d’opéra russe ». Cette mort est une opération de revanche bien orchestrée, selon lui : « La rapidité avec laquelle le système russe l’a confirmée me fait penser qu’une pré-organisation était en cours. (…) Poutine est prêt à se venger de ceux qui le menacent et à jeter un froid sur tous ceux qui voudraient s’en prendre à lui. Cela se passe en plein jour, c’est dans tous les médias, et tous ceux qui pensaient s’en prendre au tsar y réfléchiront à deux fois », ajoute-t-il.
Le groupe Wagner ne s’est pas méfié de la vengeance possible de Poutine
L’élimination de Prigojine n’était-elle qu’une question de temps ? D’aucuns commentent que vivant, il ne pouvait être perçu que comme une menace et un symbole de la faiblesse de Poutine. Mais son travail – pour ne pas dire ses basses œuvres – avantageait la politique russe. Bernard Antony annonçait dès le lendemain de sa marche vers Moscou : « Le pronostic vital de Prigojine est engagé. » Il décrit sur son blog un Poutine regardant, depuis l’Opéra de Moscou où il venait d’entrer, sa montre avec gourmandise à l’heure où l’avion s’est écrasé…
La grande question maintenant est de savoir que feront les hommes de Wagner. Dans une vidéo enregistrée en un lieu désertique indéterminé, la première depuis le putsch avorté de juin, Evguéni Prigojine déclarait lundi que son groupe de mercenaires continuait de recruter pour « rendre la Russie plus grande » et « l’Afrique plus libre », ce qui semblait annoncer de nouvelles entreprises dans le continent sur lequel la Russie a jeté son dévolu.
La publication de cette information par le média rt.com, contrôlé par le Kremlin, semblait indiquer que Prigojine restait bien en cour après son équipée sur Moscou. C’est entouré de troupes armées et de camions à mitrailleuses qu’il rompait un long silence sur les réseaux sociaux ; et d’après Russia Today la vidéo semble bien avoir été tournée en Afrique.
Il serait donc rentré d’Afrique… pour se faire tuer en faisant le trajet Moscou-Saint-Petersbourg, tout persuadé qu’il était de travailler encore pour la Russie. « Le groupe Wagner conduit des opérations de reconnaissance et de recherche. Pour rendre la Russie plus grande sur tous les continents ! Et l’Afrique encore plus libre. Justice et bonheur pour tous les peuples d’Afrique », a-t-il clamé, assurant que les miliciens pourchassent « ISIS, Al-Qaeda et autres bandits ».
Et il engagerait de « vrais héros » pour ce faire, ajoutait-il. Si Wagner continue, le groupe continuera-t-il de recruter dans les prisons ? Ou sur Pornhub, comme il l’a déjà fait à grand renfort de publicité ?
Wagner au service de la Russie, mais sans Prigojine ?
Prigojine promettait lundi d’« accomplir les tâches » qui ont été « fixées » au groupe, qui a « promis de pouvoir les gérer », sans préciser la nature ou le commanditaire de ces ordres, notait alors Russia Today. Mais tout le monde sait que Wagner exécute ce que le pouvoir russe désire, sans quoi il ne resterait rien de ce groupe qui s’inscrit parfaitement dans le discours néocommuniste du soutien à l’Afrique contre le « colonialisme », comme au temps de l’URSS, dont nul ne rappelle à quel point il a jeté le continent dans la misère.
Wagner est décapité ; il reste l’appareil. S’il continue de fonctionner, s’il ne se jette pas dans une opération de représailles pour la mort de ses chefs, on comprendra encore mieux qui baille les fonds.