La salmonellose qui fait l’actualité chez Lactalis frappait déjà au seizième siècle au Mexique : des millions d’Aztèques en sont morts, l’analyse ADN des squelettes l’établit. Voilà une nouvelle qui liquide la légende noire élaborée par les ennemis de l’Espagne et de l’Eglise, qui parlaient de génocide des Indiens, longtemps reprise par des historiens peu scrupuleux.
La controverse était presque aussi vieille que la conquête de la Nouvelle Espagne. S’appuyant sur des récits de mauvais traitement décrits par des religieux de bonne volonté comme Bartolomé de Las Casas, les ennemis politiques de l’Espagne, alors superpuissance mondiale, imaginèrent le massacre systématique des Indiens d’Amérique latine par leurs conquérants. Français, Néerlandais, Anglais, y trouvaient leur compte. Des esprits aussi distingués que Montaigne, Montesquieu ou Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé, donnèrent dans ce bobard. Et par la suite, les historiens protestants Américains, pour qui l’Espagne était l’ennemi à un double titre, celui de puissance catholique, et celui de proie pour l’expansionnisme US (en Floride, Californie et à Cuba notamment), répandirent copieusement cette légende noire.
On ne sait pas combien d’Indiens sont morts en Nouvelle Espagne
Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du vingtième siècle, et encore, très lentement, que les historiens rectifièrent le tir. Deux choses en particulier furent établies. Un, on ne sait pas très bien combien d’autochtones sont morts de mort non naturelle au seizième siècle. Deux, on ne sait pas toujours très bien de quoi ils sont morts.
Le petit nombre des sources écrites en langue espagnole, le petit nombre des Codex indiens, le caractère longtemps indéchiffrable des signes inscrits sur les bâtiments précolombiens (les glyphes), laissaient perdurer l’obscurité et se déchaîner les imaginations. Les Mayas en particulier ont donné lieu à des spéculations toutes plus folles que les autres, qui n’avaient en commun que de peindre en noir le colonisateur venu d’Espagne.
L’analyse ADN permet enfin de savoir de quoi ils sont morts
Aujourd’hui cependant, pour l’ethnie aztèque au moins, le problème semble résolu. Une terrible épidémie serait survenue entre 1545 et 1550, soit vingt-cinq ans après que le conquérant espagnol Fernando Cortès eut touché la côte mexicaine en un endroit qu’il nomma Vera Cruz. Elle a frappé les témoins de l’époque. Il en subsiste quelques rares traces. Selon l’anthropologue française Danièle Dehouve, spécialiste du Mexique et directrice de recherche au CNRS, quelques textes d’époque « décrivent les symptômes du mal. Il existe aussi quelques images de la fin du XVIe siècle montrant des morts ayant des petits points sur le corps, ce qui correspond aux symptômes de la fièvre typhoïde. Nous avons aussi le codex Telleriano-Remensis, un manuscrit d’époque montrant des morts, ou des malades, avec des choses qui leur sortent de la bouche et du nez ». Mais ces indications ne suffisaient pas à porter un diagnostic. Aujourd’hui, l’affaire est tranchée, selon Danièle Dehouve, grâce à l’analyse ADN : « l’ADN est une preuve beaucoup plus sérieuse ».
80 % des Aztèques côtiers, 50 % des Aztèques de l’intérieur
La revue Nature Ecology and Evolution vient en effet de publier que la pandémie de 1545 -1550 serait une gigantesque salmonellose : une salmonelle aurait provoqué une fièvre typhoïde qui aurait causé la mort de millions d’Aztèques. Combien ? C’est l’objet de « nombreuses polémiques », selon Danièle Dehouve. « Les Espagnols n’ont commencé à recenser les populations qu’à partir de 1540 ». Encore ne tenaient-ils pas tout le pays et les statistiques étaient rudimentaires. Mais « on estime que 80 % des Aztèques sont morts dans les terres côtières, et 50 % dans les terres plus centrales ». Au doigt mouillé.
C’est l’ADN des squelettes qui détecte la salmonellose
L’épidémie de salmonellose n’était pas la première à frapper la Nouvelle Espagne, et notre confrère le Guardian, grand quotidien de la gauche anglaise, estime à « plusieurs millions de morts » l’épidémie de variole qui aurait suivi l’arrivée de Cortès. Toutefois, selon Danièle Dehouve, il est difficile de savoir de quoi sont morts les Aztèques (et les autres ethnies) dans les premières années de la conquête, car, alors, les Indiens n’enterraient pas leurs morts dans des cimetières – ce sont les Espagnols qui en ont introduit la coutume en Nouvelle Espagne, et l’habitude a commencé à se prendre vers 1540.
L’équipe qui a publié dans Nature Ecology and Evolution a pu travailler sur 29 squelettes découverts dans des cimetières et datés, et l’analyse ADN a établi sans ambiguïté la présence de l’agent infectieux, les salmonelles (probablement introduites par le cheptel amené par les Espagnols), dans la fièvre mortelle.
Fin d’une légende noire : pas de massacre, un drame de l’immigration
On est donc face à un drame de l’immigration. C’est l’importation d’humains et d’animaux tout à fait étrangers aux écosystèmes de l’Amérique latine qui a provoqué la catastrophe. De même que certains végétaux ou animaux ne trouvent pas de prédateurs dans un biotope où ils sont inconnus, de même les agents infectieux apportés par les Espagnols, et qui pour eux étaient relativement bénins, signifièrent-ils la mort pour de nombreux Indiens.
A noter : à partir du dix-septième siècle, les populations aztèques ont recommencé à croître, se croisant souvent avec les Espagnols. Contrairement à la légende noire, ceux-ci n’ont pas remplacé les autochtones comme cela s’est passé dans la Caraïbe ou aux États-Unis, mais se sont métissés avec les populations conquises.