Conclave : la « synodalité », enjeu majeur – et inquiétant – du futur pontificat

 

Un enjeu du futur pontificat semble être passé un peu sous les radars dans les multiples conjectures sur les papabile et les priorités des cardinaux électeurs : celui de la « synodalité ». Pourtant, un mois avant de mourir, le pape François avait annoncé un nouveau « chemin d’accompagnement » vers la mise en œuvre des décisions prises au terme des deux synodes sur la synodalité en octobre dernier : une Assemblée ecclésiale doit clore trois ans de « processus de réception » en octobre 2028. Le conclave n’interrompt pas le processus…

Le cardinal Mario Grech, secrétaire général du Synode, a envoyé une lettre en ce sens aux évêques latins et orientaux à la mi-mars, en insistant bien sur ce point : le Document final du synode « fait partie du Magistère ordinaire du Successeur de Pierre », comme cela été précisé par le pape François aussitôt après son adoption. Autrement dit, il engage l’obéissance et les « Eglises locales et les groupements d’Eglises » doivent le mettre en œuvre à travers des processus de « discernement et de décision ».

On peut dire que ces trois nouvelles années de focalisation sur une « synodalité » qui reste à définir avec précision, mais dont le Document dessine en quelque sorte la praxis, sont comme le testament, la feuille de route laissée par le pape François à son successeur, non sans la précaution d’avoir mis en place un collège cardinalice à 80 % nommé par lui et dont bien des membres ont affirmé leur sensibilité au thème. A l’heure d’écrire, on peut penser qu’une part non négligeable des cardinaux soutient, peut-être sans en percevoir tous les ressorts, cette tentative de révolutionner l’Eglise à travers un glissement vers un fonctionnement démocratique discret dans la forme mais possible dans les faits sous forme de « coresponsabilité différenciée », plus à l’écoute de « la base » investie à ce titre de nouveaux pouvoirs, même si c’est selon des modalités diverses d’une Eglise locale à l’autre.

Le moindre paradoxe n’est pas que cette réforme aura été préparée par un pape particulièrement autoritaire et anti-« synodal » !

 

La synodalité survivra-t-elle au conclave ?

L’enjeu est donc de savoir si et comment la « synodalité » va survivre au règne de François. Il est vrai que ce qu’un pape a fait, un autre peut le défaire, l’infaillibilité pontificale ne protégeant l’Eglise des variations que dans des cas extrêmement limités. A vrai dire, le dogme de l’infaillibilité n’aurait pas de sens si les papes ne se trompaient jamais : il garantit seulement qu’ils ne puissent démolir l’institution en modifiant solennellement le dépôt de la foi…

Mais l’affaire se complique par la très large adhésion dont a bénéficié le Document final à l’issue de la deuxième session du synode octobre dernier, avec, parmi les votants, un bon tiers des membres du collège des cardinaux électeurs qui s’apprête à entrer en conclave, nombre d’entre eux étant aujourd’hui des plus influents. Et aussi par le fait qu’il ne s’agit pas d’un acte du pape François, qui s’est refusé à l’entériner par une exhortation post-synodale : il lui a donné un statut magistériel tel qu’il a été voté par les membres du synode en recueillant une adhésion massive. Seuls cinq de ses 155 articles ont obtenu moins de 90 % des voix.

Le Document final a pu être décrit lors de son adoption comme un texte de compromis qui en définitive, n’allait pas changer grand-chose. Un examen détaillé montre sa continuité profonde avec le Concile Vatican II dont la mise en œuvre en constitue l’objectif assumé par beaucoup. Mais il va en réalité bien plus loin.

 

L’enjeu du nouveau pontificat : renverser l’« irréversible »

On notera qu’il présente l’Eglise comme « peuple de Dieu » et non comme « Corps mystique » du Christ – le mot « peuple » revient d’ailleurs inlassablement dans ses soixante pages, plus de cent fois. C’était, d’emblée, le cœur du programme du pape François, « théologien du peuple » pour l’Eglise, et c’est l’héritage qu’il a laissé au moyen de réformes dont ses proches ont déclaré qu’elles étaient « irréversibles ». C’est le cas du cardinal Parolin qui a déclaré que s’agissant « de l’action de l’Esprit il ne peut y avoir de demi-tour ».

Pensée magique, méthode Coué… Il ne faut pas prendre ces prophéties, voire ces menaces pour une vérité immuable. Si l’adage prêté à saint Augustin, Ecclesia semper reformanda – l’Eglise est toujours à réformer –­ est vrai, alors les réformes elles-mêmes doivent pouvoir être réformées. Encore moins qu’ailleurs, il n’y a dans l’Eglise d’« effet-cliquet » irréversible. Si certains de ses membres s’éloignent de ce qu’elle doit être, le « retour en arrière » pour revenir à l’accomplissement de la volonté divine est bel et bien possible. Avec la grâce de Dieu…

Dans le Document, il est ainsi beaucoup question du « sensus fidei », commun « par le baptême » à « tous les chrétiens » ; il s’en réfère à Lumen gentium pour affirmer : « C’est pourquoi l’Eglise a la certitude que le saint peuple de Dieu ne peut errer dans la foi lorsque la totalité des baptisés exprime son accord universel en matière de foi et de morale. » En toute logique, il en conclut, citant cette fois le pape François : « Le chemin de la synodalité, que l’Eglise catholique est en train de parcourir, est et doit être œcuménique, de même que le chemin œcuménique est synodal. »

 

La synodalité veut une autre Eglise

Il n’y est d’ailleurs nulle part question du sacrifice de la messe, le sacrifice du Christ que le prêtre renouvelle In persona Christi, mais de l’Eucharistie qui « signifie et réalise l’unité de l’Eglise » : « Dans la “participation pleine et active” de tous les fidèles, dans la présence des différents ministres et dans la présidence de l’évêque ou du prêtre, la communauté chrétienne est rendue visible, elle en qui se réalise une coresponsabilité différenciée de tous pour la mission », lit-on au paragraphe 26. Les prêtres sont d’ailleurs avant tout invités à s’ouvrir à un « style synodal » (paragraphe 72) ; les sacrements sont peu évoqués, et encore le plus souvent pour définir l’Eglise : « L’Eglise peuple de Dieu, sacrement d’unité. »

Tel est le ton du Document tout entier, de ce Document et de cette feuille de route dont l’une des figures de proue, le théologien Rafael Luciani, rappelle les grandes orientations à l’orée du conclave dans un article publié par le site wherepeteris.com, très favorable au programme du défunt pape. C’est François qui avait choisi cet universitaire laïque vénézuélien, spécialiste de la théologie du peuple, comme expert lors du synode sur la synodalité ; de manière plus établie, il est depuis 2021 membre de la commission théologique du Secrétariat général du Synode des évêques, poste auquel il a été nommé pour sept ans.

Dans son article, Luciani fait le lien du synode sur la synodalité avec l’aggiornamento qu’il comprend comme « une réforme permanente de l’Eglise, de sa structure et de son style, en prenant la suite de la marche de l’impulsion vers l’aggiornamento continuel, ce legs précieux que nous a laissé le Concile Vatican II ». Le tout à la manière de François, « fils du Concile et non l’un de ces Pères ou Experts »… Ce style, Luciani le perçoit dans la manière dont le pape François, depuis la loggia où pour la première fois il se présentait à la foule depuis son élection, demanda au peuple de demander la bénédiction du Seigneur sur lui, avant de donner « la bénédiction de l’évêque » au peuple : « Cette circularité exprime une manière d’être Eglise dont le point de départ et d’arrivée est le Peuple de Dieu », où les pasteurs et les autres fidèles se définissent par le fait de « marcher ensemble ». Où l’Eglise devient « constitutivement synodale », comme il l’écrit.

On n’est guère étonné de voir Luciani parler de « saut qualitatif » par rapport à cette nouvelle « réception » de Vatican II qu’il salue avec un vocabulaire emprunté à Hegel (mais aussi à Marx).

 

L’enjeu du conclave et du nouveau pontificat selon l’expert Rafael Luciani

« La réception et l’impulsion de cette ligne conciliaire, incarnée dans une certaine figure de l’Eglise, seront l’un des critères clés pour évaluer tout pontificat futur, car ce qui est en jeu n’est pas la rupture ou la simple continuité par rapport à l’héritage laissé par le Concile Vatican II, mais son avancement, sa maturation et sa mise en œuvre. Dans ce cadre, François inaugure une nouvelle étape dans sa réception, appelée à suivre un chemin de maturation dans le cadre d’une Eglise globale et interculturelle », précise Rafael Luciani.

Comment cela se fera-t-il ? Par le moyen du synode sur la synodalité, explique le théologien : « L’impulsion donnée dans ce sens sera l’un des critères d’évaluation de tout pontificat futur, mais le point de départ pour comprendre ce que cela implique ne peut être autre que la voix du peuple de Dieu, recueillie et synthétisée après un processus ardu, comportant de multiples instances et phases, dans le Document final du Synode sur la synodalité. »

Et il poursuit en parlant de l’« orientation missionnaire » – notion si présente dans ce qui a filtré des Congrégations générales des cardinaux – de l’« écoute réciproque », du « dialogue », du « discernement au niveau communautaire », du « consensus » que l’on atteint en tant qu’« expression de la présence du Christ dans l’Esprit »…

Tout cela, résume Luciani, implique « la reconnaissance de l’autorité du Peuple de Dieu » parce que, comme le disait le pape François au diocèse de Rome en septembre 2021, « la synodalité exprime la nature de l’Eglise, sa forme, son style et sa mission ».

 

Un conclave pour une « synodalité » qui réarticule l’Eglise

Selon lui, à cet égard, « il ne suffit pas de discerner le style de vie personnel et les manières dont l’évêque de Rome se rapporte au reste des fidèles dans sa vie quotidienne, mais de donner forme à une figure synodale de l’Eglise qui dépasse le pontificat lui-même, puisqu’elle recrée et redéfinit l’articulation entre “tous” (tout le peuple de Dieu), “certains” (les évêques) et “un” (la primauté) ».

Cette notion est répétée dans le Document final, par exemple au §131, largement adopté par les participants à la session d’octobre 2024 du synode : « La synodalité, en effet, articule de façon symphonique les dimensions communautaire (“tous”), collégiale (“quelques-uns”) et personnelle (“un”) de chaque Eglise locale et de l’Eglise entière. » Elle est à comprendre comme Luciani la présente : telle est en effet l’intention, qu’il exprime, de ceux qui ont donné corps au synode et à son Document final. Ce dernier, il le présente comme le fruit d’une progression ou plutôt d’un « progrès » constitué par « la reconnaissance du caractère délibératif de tous les membres, agissant comme un tout, la totalité des fidèles, dans l’interaction desquels l’Esprit parle aux Eglises ».

Luciani est d’ailleurs de l’avis qu’« une Eglise synodale n’a pas encore été pleinement générée » : cette tâche reste « pendante à l’intérieur d’un processus plus large » qui en fait une « possibilité réelle pour la conversion ecclésiale ». « Voilà quel sera le défi auquel se mesurera le nouvel évêque de Rome, dont l’exercice sera mesuré par sa capacité à donner une forme structurelle et institutionnelle à cette articulation. »

 

Rafael Luciani : l’aggiornamento ne suffit plus !

Et de souligner que si « sur le plan linéaire », le pontificat de François n’aura pas « réussi à institutionnaliser un grand nombre de choses », il faut les concevoir comme des « processus d’initiation, de maturation, de mise en œuvre et de consolidation ». En cette époque de post-pandémie marquée par « un réordonnancement général de l’ordre global », assure Luciani :

« La culture ecclésiale dans laquelle nous évoluons ne peut continuer à être façonnée selon les formes culturelles et historiques qui ont défini son origine et qui étaient valables à l’époque. Elle a besoin de nouvelles formes et de nouveaux processus de recréation. Au niveau ecclésial, la nouvelle époque nous place devant le défi de réaliser la synodalisation de toute l’Eglise, un défi qui ne peut se réduire à un simple aggiornamento de la vie et de la forme ecclésiales héritées. Cela exigera une conversion personnelle ouverte à la reconversion des modèles institutionnels existants, laissant place à une nouvelle création. »

Rien que ça !

Ce modèle, ce programme, ce processus, les « pères et mères synodaux » (comme ils disaient, mais il s’agissait tout de même surtout de cardinaux et d’évêques) l’ont gobé tout cru, gravant, non pas dans le marbre, sans doute, mais dans l’ardoise des documents magistériels, le manifeste d’une volonté clairement révolutionnaire.

La dynamique de groupe n’y a sûrement pas été étrangère.

Espérons qu’à l’heure de voter pour un nouveau souverain pontife, les cardinaux ne se laisseront pas tenter par les sirènes d’une « synodalité » dont les objectifs profonds ne sont pas assez identifiés et connus.

 

Jeanne Smits