Un clone IA pour tromper la mort : un documentaire danois sur Stephan et Katrine Martinussen

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« Une histoire d’amour de science-fiction » : lorsque le réalisateur danois Magnus Bardeleben a voulu un show télévisé incorporant l’intelligence artificielle comme un acteur majeur – l’IA générative venait de faire son entrée explosive dans la vie de tous les jours – il pensait à une émission de rencontres d’un nouveau type. Mais quelque part au Danemark, une femme rêvait de faire créer un clone digital de son mari qui venait de se voir signifier un diagnostic de cancer terminal. Cela s’est su, quelqu’un a alerté Nordisk Film TV, et la société a décidé qu’un documentaire sur le sujet pourrait avoir du succès.

C’est donc une histoire vraie qui a été filmée à partir de l’aventure macabre de Katrine et Stephan Martinussen, la quarantaine tous les deux : Du Forsvinder Aldrig (« Tu ne disparaîtras jamais ») est sorti au Danemark fin août, plongeant le public dans l’illusion de l’immortalité virtuelle doublée de la (fausse) communication avec les morts.

Bardeleben a suivi le couple au jour le jour pendant 18 mois, filmant à la fois la progression de la maladie de Stephan et la mise en place de son alter ego IA : ils parlent d’une « vie éternelle » que son clone numérique va lui procurer. Mais celui-ci s’est révélé redoutablement difficile à fabriquer : cela aussi est immortalisé, pas à pas, par le documentaire. Il s’avère qu’il n’est pas si facile de créer un avatar convaincant d’une vraie personnalité humaine.

 

Un documentaire danois sur un clone IA

Les concepteurs du Stephan virtuel ont eu accès à tout : ses 66.000 textos et courriels échangés avec sa femme, bien sûr, ainsi que tout un ensemble contextuel qui devait permettre au clone de réagir comme son modèle.

Et se prêtant totalement au jeu, Stephan a été scanné sous toutes les coutures, a répondu à des heures d’interviews en vue de capturer sa voix, ses mimiques, sa manière de parler. Il a parlé de ses pensées, de ses émotions, de ses attitudes et de ses souvenirs : une course contre la montre, mais tout cela n’aboutissait à rien… L’IA n’arrivait pas à produire quelque chose de ressemblant, et en outre « Stephan AI » hallucinait en permanence, ne sachant même pas donner le nom du fils de l’original, devenu « Christopher » alors qu’il s’appelle Victor, ou sa propre date de naissance.

Pendant ce temps, Katrine, sous le feu des critiques de ses proches, insistait pour « préserver une connexion » avec son vrai mari, en construisant pour lui un « nouveau canal » – un moyen de communiquer malgré cette mort qui arrivait à grands pas.

La mort de Stephan en janvier 2024 a obligé les fabricants de l’avatar à trouver d’autres solutions. Cette tâche fut confiée au responsable d’une société d’IA « centrée sur les personnes », Anders Hasle Nielsen, qui eut une seule rencontre réelle avec le malade. Spécialiste des modèles IA, il pensait dans un premier temps devoir récupérer le maximum de données pour alimenter l’intelligence artificielle et obtenir à la sortie – à l’exemple du légendaire saucisson d’âne – un modèle qui ressemble à l’original. Peine perdue.

 

Faire revivre un mort en créant un algorithme à son image

C’est alors que Nielsen s’est souvenu des analystes qui se contentent de quelques « likes » sur Facebook pour créer des profils capables de peser sur des élections – c’était notamment la spécialité de Cambridge Analytica qui assurait mieux cerner les internautes que leurs propres partenaires. En utilisant le test de personnalité de Myers-Briggs – très en vogue chez les responsables de RH – en association avec une trentaine de conversations récentes, il a réussi à figer la personnalité de « Stephan AI » tout en lui permettant d’intégrer de nouvelles données.

Flashback sur Katrine. Elle marche dans la neige, submergée par la douleur. « Il me manque tellement ! » Et d’interpeller son mari : « Tu dois revenir. »

Le nouveau modèle qui lui fut alors présenté par Nielsen lui sembla acceptable. Elle multiplia les « conversations » – dont une, sur les possibles infidélités passées de son vrai mari, aboutit à un « aveu » de la part du clone. Il fallut recouper les dates et le noms pour comprendre que l’« aveu » était faux.

En attendant, c’est bien un algorithme virtuel qui, bien loin d’une simple photo, d’une vidéo ou d’un message vocal du passé, « actualise » en quelque sorte le cher disparu, répondant par SMS ou par sa voix synthétique comme l’aurait fait le défunt s’il vivait encore.

On imagine le pouvoir que pourraient exercer de tels clones s’ils étaient fabriqués à grande échelle, et de manière moins onéreuse et chronophages que « Stephan AI ». Nielsen reconnaît à quel point on peut être « happé » par ce monde virtuel en avouant qu’une personnalité IA semble terriblement réelle. Les conséquences, spécialement pour les plus vulnérables, s’annoncent dantesques. Si le clone qu’il a créé est réglé différemment selon ses interlocuteurs – Katrine et Victor – et donc se trouve muni de limites, on peut imaginer des scénarios autrement plus manipulateurs si cette technologie se démocratise, comme le souhaite d’ailleurs Nielsen. Celui-ci voit bien ces IA personnalisées être téléchargées dans des robots humanoïdes, « sinon dans cinq ans, peut-être d’ici à dix ans, peut-être ».

 

L’activation du clone IA bientôt disponible d’un simple clic ?

A quand donc le bouton « activer la vie dans l’au-delà » sur Facebook ou un autre réseau social ? Bardeleben est sûr que cela sera mis en place un jour. Et que cela changera la manière dont l’Occident, qui aujourd’hui occulte la mort, l’envisagera demain. « Un changement de paradigme » s’annonce, selon le réalisateur.

Mais en vérité la fabrication de personnes virtuelles où survivraient nos morts fait écho aux pratiques les plus sombres de l’occultisme : nécromancie, appel aux esprits, tables tournantes, planches ouija, ne sont que les formes moins « tech » de cette pseudo vivification des morts. Hors décision divine, on ne parle pas avec les personnes partis dans l’au-delà, et l’issue de telles tentatives est la mise en relation avec les esprits mauvais.

On dira que les échanges avec l’IA ne sont pas du même ordre, s’agissant fondamentalement de conversations avec des artefacts. Mais outre que les démons peuvent infester la matière, la simple illusion, mensongère et trompeuse, encourage à croire que l’on est réellement en relation avec quelqu’un.

Et, pire, cela gomme la réalité de la vie de l’au-delà en même temps que la réalité tout court, car en attendant la résurrection des corps, c’est l’âme qui est immortelle et qui vit réellement dans le bonheur ineffable ou dans les souffrances (que la prière peut soulager). L’IA occulte ainsi encore un peu plus la réalité des fins dernières au prétexte de soulager… les endeuillés. C’est malsain, et ce n’est pas saint. Car comment ne pas y voir une tentative mal déguisée de faire croire à une résurrection des morts, dès ici-bas ? Singerie de la puissance divine…

 

Jeanne Smits