Les cérémonies de l’avènement de Philipe VI à Madrid ont été marquées par une sobriété voulue en temps de crise, mais aussi et surtout par l’absence de tout signe ostensible de la religion du monarque et de la majorité de son peuple. Il marque l’apostasie de l’Espagne. Le roi catholique ne l’est plus. Par Octave Thibault.
L’avènement de Philippe [Felipe] VI est directement causé, voulu, par son père Jean-Charles Ier qui a abdiqué.
Le roi Jean-Charles [Juan-Carlos] régnant depuis 1975 a joué un dernier coup politique en abdiquant brusquement. Il ne se trouvait frappé ni d’ennuis majeurs de santé, avec une forme dans la moyenne d’un septuagénaire avancé, ni meilleure ni pire, ni d’un besoin urgent de retraite – du moins pas de retraite spirituelle définitive à la manière de Charles Quint (Carlos I en Espagne), au monastère de Yuste.
Cette abdication est donc bien une manœuvre, qui se veut habile et qui était peut-être nécessaire. Si le parti libéral Parti Populaire – PP – de M. Rajoy, au pouvoir, reste favorable à la monarchie, le principal parti d’opposition socialiste PSOE –Parti Socialiste des Ouvriers d’Espagne est culturellement républicain, même s’il ne réclame pas l’abolition immédiate de la monarchie, depuis l’engagement de Jean-Charles contre l’éphémère coup d’Etat militaire de 1981. Les différents mouvements d’extrême-gauche, plus ou moins héritiers du mouvements des « Indignés », pèsent réellement, bien au-delà des scores électoraux pour l’instant modestes, sur le jeu politique espagnol. Survenu quelques années plus tard, la succession aurait pu être moins calme, et la Troisième République Espagnole proclamée à la place du règne de Philippe VI.
S’ajoutent aussi les dangers sécessionnistes très réels, en particulier en Catalogne, Pays-Basque, voire Galice, le poids des scandales dans la famille royale pesant sur les dernières années de Jean-Charles – avec un gendre et une fille affairistes peu discrets -, ou la tare originelle, selon les critères communs d’aujourd’hui, pour Jean-Charles, d’avoir été l’héritier désigné par le Caudillo Franco, même si tout l’héritage a été complètement renié depuis. Jean-Charles a prouvé pendant tout son règne des convictions très libérales, socialisantes même. Il a accompagné toutes les évolutions sociétales sans oppositions, lors des autorisations du divorce, de la contraception, de l’avortement, du « mariage » homosexuel, ou des différents reculs du poids voulu jadis essentiel par le Généralissime de l’Eglise catholique dans la société, aujourd’hui de plus en plus secondaire et rejeté de l’espace public, comme l’illustrent les cérémonies de l’avènement de Philippe VI, une véritable manifestation d’apostasie de l’Espagne.
L’avènement minimaliste et laïc de Philippe VI
Dans un climat politique tendu, les autorités ont voulu que les cérémonies d’avènement de Philippe VI soient sobres. On peut comprendre un souci d’économie des deniers publics, surtout dans le contexte de terrible crise espagnole qui s’éternise depuis 2008, mais la monarchie ne tient-elle pas à une certaine pompe, qui fait rêver les âmes simples – ou bien d’autres -, ce qui n’est pas forcément plus mal en période de crise ? Le nombre réel de satisfaits des cérémonies publiques royales solennel doit dépasser celui des grincheux.
En outre, les fêtes royales soutiennent l’économie, avec 90% des frais correspondant à des salaires, suivant des études britanniques sérieuses des années 1990, soit une performance supérieure en terme de redistribution à celles de bien des relances socialistes. A quoi s’ajoutent les bénéfices indirects considérables, particulièrement dans la publicité pour les entreprises prestataires ou plus généralement le pays. Une belle cérémonie aurait pu faire passer autre image de l’Espagne que la crise permanente. Et une monarchie minimaliste ne rallie pas pour autant les républicains, qui retournent l’argument : un roi triste, terne, modeste, à quoi sert-il ?
Le programme fixé pour le jour d’avènement, le jeudi 19 juin 2014, était donc officiellement placé sous le signe de la modestie. Le discours royal, qui doit refléter la pensée du monarque espagnol, contrairement à celui du Trône britannique, écrit par le premier ministre qui explicite son propre programme politique, s’est voulu consensuel. Centré sur la phrase-clef : « l’unité n’est pas l’uniformité » qui signifie et maintien de la cohésion territoriale de l’Espagne et respect des identités régionales. Philippe VI parle, en sus du castillan, les fameuses langues régionales, le catalan, le galicien et même le si difficile basque – une curiosité mondiale, langue isolée, sans parente aucune. Il affirme aussi vouloir « revitaliser les institutions », slogan de publicitaire qui ne veut pas dire grand-chose. Il promet « dignité, conduite intègre, honnête et transparente », ce qui va de soi et marque peu élégamment la rupture avec la fin du règne précédent, entaché d’affaires.
Le contresens à ne pas faire serait de croire en une opposition au père, qui a au contraire souhaité évidemment un tel discours pour assurer l’avenir de la monarchie. Tout est étudié, jusqu’à la promenade en Roll-Roys ouverte, risque calculé, qui a donné une image de courage personnel à Philippe VI, ignorant les consignes ultra-draconiennes de ses services de sécurité.
La journée s’achève par une réception de 2.000 personnes, la totalité du personnel diplomatique et politique national, ce qui serait beaucoup pour un particulier mais tient du service minimum pour l’Espagne. Avec un faste inférieur au total aux grandes cérémonies à Monaco ou au Lichtenstein. La petite famille royale, le roi, la reine, leurs deux fillettes, n’oublient pas de saluer la foule du balcon, en faisant de la main moult coucous un peu infantiles.
Les conseillers de Philippe VI ont-ils pensé à tout ? Techniquement, il faut reconnaître l’absence d’incidents, de toute manifestation anarchiste ou républicaine intempestive perturbant la journée. Pourtant, il manque un absent majeur de cette journée : Dieu. Et ce n’est pas un hasard. Aucun crucifix n’a été toléré même à titre de décor historique aux Cortès, ou sur le parcours du roi. Il s’agit d’une manifestation délibérée s’apostasie de l’Espagne.
Dieu chassé de la société : l’apostasie de l’Espagne
Ainsi, Dieu a été plus absent des propos de Philippe VI que dans un discours du président américain Barak Obama, qui n’est à titre personnel pourtant pas un grand croyant. La cérémonie est à comparer à l’investiture du président de la république François Hollande en mai 2012, plutôt qu’à un couronnement chrétien, terme d’ailleurs impropre même s’il est employé. Il est vrai que la monarchie espagnole ne possède pas de grande tradition de couronnement, comme la monarchie française avant 1789. Le pays n’a été réunifié qu’au XVIème siècle, sans imposer de sacre commun à toutes les couronnes, Castille, Aragon, à un moment Portugal.
Philippe II a eu aussi le goût de la sobriété en même temps que celui de l’étiquette, et il a été suivi par ses successeurs. Au XIXème la monarchie espagnole ébranlée est soutenue surtout par les libéraux, qui se veulent un juste milieu entre conservateurs, plutôt dans l’opposition carliste, et républicains.
La tourmente de la première moitié du XXème siècle n’a rien arrangé, avec aucun vrai couronnement. L’investiture de Jean-Charles en 1975 avait compris alors quand même un hommage minimal au passé catholique de l’Espagne, avec crucifix aux Cortès, et Messe solennelle. Là, rien, délibérément rien. Même pas une Messe modeste de dévotion personnelle du souverain, chose bien insuffisante pour des catholiques convaincus, mais décence minimale très envisageable encore aujourd’hui. La famille royale accompagne l’apostasie massive de l’Espagne, suit sans vergogne le mauvais courant, sans tenter même une défense symbolique, du reste peu risquée. Ceci présage peu d’héroïsme en cas de vraie persécution.
Le discours public de communication royale est devenu particulièrement affligeant, porté en particulier par la nouvelle reine Letizia, ancienne journaliste, féministe, divorcée d’une première union civile antérieure, républicaine de cœur, un comble, et athée supportant mal le très léger vernis catholique jugé jusque-là décent. Tout ceci est de notoriété publique en Espagne. Letizia s’évade des palais pour s’amuser avec ses amies, peu discrètement, ce qui liquide ce qui pourrait rester de majesté royale, et faire les boutiques chic, chères, ce qui ne doit pas plaire plus que cela aux classes populaires. Le comble pour une roturière fière de l’être, la reine Letizia ressemble assez à la caricature courante, historiquement monstrueusement injuste, de Marie-Antoinette. Il n’est pas certain que l’aînée de ses filles devienne un jour souveraine, ni même que son mari règne longtemps. On l’imagine très bien balayé par une majorité ouvertement républicaine aux prochaines élections générales.
Et quel catholique se sentirait motivé pour défendre une monarchie qui s’est montrée apostate dans les cérémonies publiques essentielles ?
Ainsi, il n’existe plus de grande monarchie catholique en Europe. La course à l’apostasie vient de marquer des points considérables en Espagne, tout comme pour des pays plus petits comme la Belgique ou le Luxembourg. Ne se distinguent plus, comme monarchies catholiques, par un conservatisme très relatif, que Monaco, malgré les frasques de la famille princière, et le Liechtenstein, soit sans vouloir offenser ces princes, peu de choses à l’échelle de notre continent.