Depuis que la Russie l’a accusé publiquement d’être impliqué, lui et sa famille, dans un commerce illégal de pétrole avec l’État Islamique (EI), Erdogan se démène. Autant le président turc soutient mordicus – évidemment – qu’il n’en est rien, autant il se met en quatre pour paraître celui qui fera preuve de la meilleure bonne volonté diplomatique. L’affaire est pourtant grave, on parle de collusion avec l’ennemi – mais fut-ce jamais un ennemi ? Heureusement que les États-Unis sont là pour clamer, depuis mercredi, l’innocence évidente de la Turquie, sa nécessaire alliée…
Erdogan veut répondre à la Russie sur l’Etat islamique
Jeudi, le président turc Recep Tayyip Erdogan a dénoncé les accusations « de nature immorale » lancées contre la Turquie. Et a voulu jouer à armes égales en mettant sitôt en cause la complicité de Moscou dans ce même trafic pétrolier… « Nous avons des preuves. Nous allons commencer à les révéler au monde » a -t-il menacé avec un ton grandiloquent.
Néanmoins, la preuve l’est moins : il s’agit de l’homme d’affaires syrien George Haswani, titulaire d’un passeport russe, qui bénéficierait selon lui des ventes de brut extrait par les jihadistes des puits qu’ils contrôlent en Syrie et en Irak et en ferait profiter le régime de Bachar al-Assad. Les Américains se sont déjà penchés sur la question – ils n’ont d’ailleurs aujourd’hui que cette accusation à la bouche.
Si la chose est jamais avérée, faut-il rappeler à Erdogan qu’Assad est en guerre, privé de territoires et des richesses attenantes, et pas lui… Survie et profit n’ont pas la même connotation.
« Allah a décidé de punir la clique au pouvoir en Turquie »
Parallèlement, la Turquie donne des gages diplomatiques et surtout médiatiques de « bonne volonté ». Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu a annoncé jeudi que son pays avait exprimé ses condoléances à la Russie, pour la mort du pilote russe du Su-24 abattu par l’armée de son pays.
Après les refus répétés de Poutine, il a fini par rencontrer à Belgrade son homologue russe Sergueï Lavrov et s’est félicité de l’atmosphère de la rencontre… « Je suis sûr que le bon sens va prévaloir sur l’émotion ».
Les échos de Lavrov étaient nettement moins positifs : rien de nouveau, « le ministre turc a confirmé la position qu’ils ont déjà exprimée, et nous avons confirmé la nôtre ». Quasiment en même temps, le chef du Kremlin prononçait son discours annuel au Parlement, où s’affichait une rancœur ancrée : « Nous n’oublierons jamais cette complicité avec les terroristes (…) Nous n’allons pas brandir les armes. Mais si quelqu’un pense que pour un crime de guerre aussi lâche, le meurtre de nos concitoyens, ils en seront quittes avec des tomates ou des sanctions dans le secteur des travaux publics ou dans d’autres secteurs, ils se trompent lourdement. »
Il a même pris la liberté de l’ironie religieuse : « Allah a décidé de punir la clique au pouvoir en Turquie »… La menace est palpable. Les négociations, pour la construction du gazoduc TurkStream, avec lequel la Russie comptait à terme approvisionner l’Europe du Sud en contournant l’Ukraine, sont d’ores et déjà suspendues. Et, sur le terrain militaire syrien, Poutine renforce son arsenal : une seconde base aérienne est en passe d’être installée dans le centre de la Syrie, qui devrait être opérationnelle à la fin décembre – les combats sont violents, et les raids de plus en plus nombreux.
Pétrole : le royaume de la contrebande
Quant à la réalité du trafic pétrolier turc, les preuves semblent s’accumuler. La toute dernière a été donnée par Yasser Yakis, l’ancien ministre turc des affaires étrangères. « Le pétrole de Daech est transféré de la Syrie vers le Nord de l’Irak avant d’être transporté en Turquie d’où il sera de nouveau transféré par des intermédiaires vers le port d’Ashdod en Israël » (qui revendrait ce pétrole aux pays riverains de la Méditerranée…) « Daech dépense les pétrodollars pour acheter des armes et des munitions à l’ASL ».
Dans un entretien à Francetvinfo, Pierre Terzian, directeur de la publication spécialisée Pétrostratégies, rappelait, hier, que « lorsque Daech est entré à Mossoul, en juin 2014, on a découvert 48 heures après que le consulat turc, son personnel et ses familles étaient toujours en place. Soixante douze chauffeurs de camion citerne connaissant les itinéraires de livraison du pétrole sont restés également. Ils n’avaient pas peur »…
Les informations accusatrices révélées par le gouvernement russe, le 2 décembre, ont été, en règle générale, passées sous silence par les médias progouvernementaux turcs. Le « vaisseau amiral des médias turcs », Hürriyet, a bien évoqué la possibilité d’un trafic de pétrole le long de la dite frontière, mais sans jamais publier les données exactes du Kremlin, préférant de loin s’arrêter sur la réaction des États-Unis aux déclarations de Moscou…
La toute neuve – et toute attendue – intervention des États-Unis
Car c’est fait, les États-Unis sont sortis du silence. Il leur a fallu huit jours – ce qui est un délai certain dans le cadre d’un tel incident diplomatique, pour une guerre à laquelle ils prennent part.
Mercredi, ils ont fermement démenti les accusations de Poutine sur l’implication de dirigeants turcs dans le trafic de pétrole produit par l’État islamique.
Et pas de façon nuancée : « Nous ne voyons franchement aucune preuve, aucune, soutenant une telle accusation ».
« Ce que nous avons vu, c’est que le groupe État islamique (…) vend son pétrole au pied des puits en Syrie et en Irak, à des contrebandiers, intermédiaires ou transporteurs qui se chargent ensuite de l’acheminer (…) La contrebande de pétrole vers la Turquie est une pratique vieille de plusieurs décennies, qui est antérieure au groupe État islamique ». Donc, on ferme les yeux et on ne cherche surtout pas à savoir qui se cachent derrière ces « contrebandiers ».
« Nous sommes leur partenaire de confiance »
« Nous travaillons de manière très étroite avec les Turcs. Nous dialoguons avec eux et nous sommes leur allié dans l’Otan et leur partenaire de confiance ». Le porte-parole a argué que la Turquie avait commencé à prendre des mesures pour rendre étanche sa frontière avec la zone de Syrie contrôlée par le groupe État islamique, par laquelle passe la plupart du trafic – le Secrétaire d’État américain, John Kerry, harcèle Ankara, en ce sens, depuis des semaines…
Mais la frontière est toujours ouverte. Il semblerait que le gouvernement Erdogan veuille conserver ses pétrodollars et que les États-Unis aient suffisamment besoin de la Turquie pour encore la soutenir.