Ambition intime, l’émission de Karine Lemarchand sur les candidats à la présidentielle suscite une polémique : on lui reproche de « peopoliser » la politique et d’abaisser le niveau du débat. Derrière ce faux procès gisent une cible, Marine Le Pen, et une question, qui abaisse la politique ?
Le 9 octobre Karine Lemarchand recevait sur M6 quatre candidats à la candidature, Bruno Le Maire, Marine Le Pen, Arnaud Montebourg et Nicolas Sarkozy, non pas pour parler de politique, mais pour parler d’eux-même, de ce qui les a mus dans leur vie, ce qui leur a donné l’ambition intime de devenir président de la république. Cette maïeutique sur canapé n’est pas vraiment nouvelle, Henri Chapier, Mireille Dumas, Michel Drucker dans une certaine mesure, ont procédé ainsi bien avant Karine Lemarchand. Rien d’exceptionnel, donc, mais sans doute le public en a-t-il assez des débats ennuyeux et des éternelles promesses, toujours est-il que l’émission a cartonné.
Des pros de la politique lancent la polémique
Le lendemain, elle était dénigrée. Par tout le monde. A commencer par les politiques eux-mêmes, ce qui est rare, car ils sont ordinairement clients, ayant une soif inextinguible de regarder leur propre image. Cette fois, on en a trouvé de vertueux. Jean-Marc Ayrault, le meilleur germaniste des premiers ministres et le seul ministre des affaires étrangères professeur d’allemand est affligé par la « peopolisation » de la politique : « C’est assez consternant. On se moque de la politique américaine, mais on est en train de vouloir la copier. » Plus vertueux encore Benoît Hamon, candidat à la candidature et invité par Karine Lemarchand a décliné l’invitation, parce qu’une ambition intime « ne correspond pas à (sa) vision de la politique ». Il préfère le « chemin de la sobriété » qui correspond à ses « convictions profondes ».
Il a même eu une phrase digne d’être gravée dans le marbre de la république hollandienne : « Verser une larme ou révéler une part choisie de mon intimité ne dirait rien de ma capacité à entendre les préoccupations des Français et à y répondre ». Voilà qui n’est pas tendre pour un président normal dont il fut ministre et qui ne cesse de s’étaler dans Closer depuis le début de son quinquennat, avant de finir en tartine dans le livre qui mérite si bien son titre, Un président ne devrait pas dire ça.
Karine Lemarchand flinguée par les siens
Mais l’attaque contre Karine Lemarchand et son ambition intime est encore plus vivement menée par ses pairs de la télévision. Chacun connaît le Landernau des médias parisiens, on s’y déteste avec fidélité, on s’y jalouse avec passion, mais, sauf dans le cas d’un scandale sexuel type Morandini, on finit par se serrer les coudes. Ici, rien de tel. La gorgone de France inter, Sophia Aram, y est allée de son billet moralisateur, Roselyne Bachelot, qui résume dans son imposante personne la complicité entre la politique et les médias, puisqu’elle s’est reconvertie en chroniqueuse télévisée, s’est déclarée le plus sérieusement du monde « totalement contre ». Selon elle, « ce genre de traitement n’a aucun intérêt pour le débat politique. » Sans doute puise-t-elle son autorité dans sa manière d’être avec les journalistes quand elle était aux affaires : elle conjuguait au copinage de petites phrases salaces propres à alimenter la chronique people et à asseoir son image de femme politique moderne et dessalée.
Julie Andrieu abaisse-t-elle la politique ?
Tout le monde a donné du bâton à la pauvre Karine Lemarchand, même Stéphane Guillon, « l’humoriste » de service s’est montré « gêné » par son émission sur le plateau d’une autre émission, C à vous, et Julie Andrieu s’est montrée très dure dans Gala : « Ce n’est pas possible d’être tombés si bas, c’est d’une bêtise, d’une condescendance » . Vous ignorez qui est Julie Andrieu ? Moi aussi, jusqu’à ce matin, et nous avons tort. Julie Andrieu est ce qu’on appelle une « figure du petit écran ». Fille de « l’actrice » Nicole Courcel, cousine de « l’écrivain » Marc Lévy, et, par alliance d’un autre « écrivain », Alexandre Jardin, elle a eu sa période boulimie-anorexie avant sa période hippie- Katmandou, puis a donné dans la photo avant d’être la maîtresse du photographe Jean Marie Périer qui lui a conseillé d’essayer plutôt la cuisine, ce qu’elle a fait puisqu’elle règne aujourd’hui sur les émissions culinaires, tout en étant l’épouse du médecin Stéphane Delajoux, celui qui a soigné Johnny Hallyday et se trouve de ce fait en bisbille avec lui : bref, ce pur produit du people parisien était parfaitement placé pour porter le jugement qu’elle a porté.
La fausse polémique de la peopolisation
En fait, quoi qu’on en dise, ambition intime ne participe nullement à la peopolisation de la politique, mais Karine Lemarchand, comme beaucoup d’autres journalistes avant elles, tâche simplement de savoir qui sont les candidats à la présidentielle, et ce qu’ils ont dans le ventre. Contrairement à ce que semble penser Benoît Hamon, ce n’est pas inutile, au contraire. Si les Français avaient connu le vrai François Hollande, jamais ils ne l’auraient élu. Ils se sont d’ailleurs détournés, et le parti socialiste en premier, de Dominique Strauss-Kahn, non pas pour son programme, mais pour sa manière d’être avec les femmes. Bien sûr, on peut objecter que les professionnels de la politique sont passés maîtres dans l’art de vendre leurs salades, à commencer par eux-mêmes, et que la maïeuticienne peut être roulée par ses accouchés. Mais c’est le risque de tout interview. En tout état de cause, Karine Lemarchand, qui vient de L’amour est dans le pré, ne prétend pas être une spécialiste de la politique, il n’y a pas d’ambiguïté ni de mélange des genres comme on a pu en voir chez Ardisson (qui interpellait Rocard sur ses affaires de sexe), ou chez Ruquier.
Quand l’université juge Karine Lemarchand
Alors, le Figaro, quotidien de la bourgeoisie comme il faut, est allé chercher un professeur d’université pour proposer avec pompe d’autres arguments. Christian Delporte, directeur de la revue Le temps des médias, enseigne l’histoire des médias, de l’image et de la communication politique. Il a publié une Histoire de la langue de bois. Or il n’aime pas, il a été très clair là-dessus, « le ton » d’ambition intime. Il lui reproche d’être une « aimable conversation entre copains » Et il ajoute : « On reproche souvent aux journalistes politiques, parfois à juste titre, leur déférence à l’égard des hommes politiques. Mais, ici, la bienveillance a tourné à une étonnante complaisance ». On n’est pas plus sévère. Il écrit même le mot « copinage ».
Une polémique politique : Patrick Cohen met les pieds dans le plat
C’est le même qu’a utilisé Patrick Cohen, le chroniqueur de C à vous, en accusant, avec l’autorité d’un procureur, Karine Lemarchand « d’avoir copiné avec Marine Le Pen ». Pourquoi pas ? Mais ce reproche ne vise que la patronne du FN, pas les autres invités. Dans un entretien donné au Figaro, David Desgouilles, de Causeur, estime que c’est elle la véritable cible. Ou du moins la faute de Karine Lemarchand, la tare d’ambition intime, sont-elles d’avoir mis Marine Le Pen sur le même pied que les autres invités, ce qui est gravement incorrect et justifie la mobilisation du système médiatique contre la contrevenante. Desgouilles explique : « Les procès faits à Karine Le Marchand depuis quelques jours sur le fait que son émission dégrade l’image de la politique en cachent bien souvent un autre, celui de ne pas faire comme Drucker ou Ruquier, qui ont toujours refusé de « rire avec le Diable ». Le mérite de Patrick Cohen, c’est d’avoir mis franchement sur la table ce qui est vraiment reproché à cette émission ».
Hollande dévoile l’intime et abaisse le pouvoir
Il n’empêche que, bien sûr, l’argumentation d’un Christian Delporte n’est pas intégralement fausse. Il n’a pas tort de noter que le succès d’ambition intime est « un symptôme de l’impuissance politique et du caractère interchangeable des politiques ». Ni de penser que les candidats semblaient « tous sympathiques, humains, sensibles. C’est comme l’École des fans, tout le monde a gagné ». Surtout, il a franchement raison d’affirmer que le premier devoir d’un chef d’État n’est pas de susciter la sympathie mais d’exercer l’autorité. Il cite à cet effet Le fil de l’épée, de Charles De Gaulle « L’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement ». Il aurait pu citer le Christ : « Tout pouvoir vient de Dieu », et s’adresser à Dieu exige une certaine déférence, une certaine distance, même après Vatican II. En tout cas le président de la république n’est pas un copain.
L’ambition présidentielle débouche sur un néant politique
Le piquant de l’affaire est de voir tenir cette argumentation sous le quinquennat d’un homme qui a plus qu’aucun autre contribué à discréditer la fonction présidentielle et à réduire la distance entre le pouvoir et l’homme de la rue, non pas, comme son prédécesseur, par de simples écarts de langage ou de comportement (bling-bling, « casse toi pauv’con »), mais sciemment et systématiquement (« un président normal »).
Cette réduction voulue du sacré répond à la fin de la démocratie, qui a été organisée en Europe et en France, à la réalité du pouvoir dans le processus qui mène à la gouvernance mondiale. Si François Hollande abaisse la politique, c’est que la politique nationale n’existe plus, le pouvoir s’est déplacé ailleurs. Lui-même et ses pairs ne sont que les gestionnaires de décisions prises bien au-dessus d’eux qui descendent par le canal de l’Union européenne.
Une polémique visant à interdire le débat politique
Il est frappant de constater que le système médiatique s’est déchaîné contre Marine Le Pen, c’est-à-dire, quel que soit le jugement que l’on porte sur sa personne, son programme, son équipe, sur la seule candidate qui prétend rendre quelques couleurs à la politique nationale. Le public le sait parfaitement, qui a été beaucoup plus nombreux à regarder sa part d’émission que les autres. Pas besoin, pour lui, de s’enquérir sur ce que Marine Le Pen dit vouloir en politique, il le sait. La question est de savoir ce qu’elle vaut. Et c’est dans la mesure où elle donne des éléments de réponse à la question qu’ambition intime l’intéresse. Qu’elle peut « participer au débat démocratique de la présidentielle », ce dont un Christian Laporte et ses semblables ne veulent à aucun prix, car cela permet de rouvrir un débat politique national.
La polémique menées par toutes ces grosses têtes et grandes gueules ne semble pas effrayer Karine Lemarchand. Elle a cité Sacha Guitry dans un tweet : « Si ceux qui disent du mal de moi savaient exactement ce que je pense d’eux, ils en diraient bien davantage. » Cela donne envie de regarder la seconde saison d’ambition intime, il y aura notamment Bayrou et Juppé. Si elle est capable de copiner avec eux et de les rendre sympathiques, ce n’est pas une journaliste, c’est une magicienne.