Réflexions sur l’inscription des 21 martyrs coptes au martyrologe de l’Eglise catholique

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A l’occasion de la visite du patriarche copte Tawadros II, pape de l’Eglise copte orthodoxe, à Rome, le pape François a inscrit au martyrologe catholique les 21 travailleurs du bâtiment décapités par l’Etat islamique en haine de leur foi en 2015 en Libye. Vingt d’entre eux étaient coptes orthodoxes ; aucun n’a accepté de renier sa foi ; le 21e, Matthew Ayariga, originaire d’Afrique subsaharienne, sans doute du Ghana, a refusé d’avoir la vie sauve en proclamant simplement : « Leur Dieu est mon Dieu. » On ne sait pas s’il était baptisé, et les hommes de Daech pensaient qu’il n’était pas chrétien. Mais il a reçu le baptême du sang.

Cette inscription de saints non catholiques au martyrologe de l’Eglise catholique peut surprendre, voire choquer. En même temps, ces vingt-et-un jeunes hommes sont morts avec le nom de Jésus-Christ sur les lèvres, donnant leur vie par amour pour lui. L’auteur allemand Martin Mosebach, grand défenseur de la liturgie traditionnelle, a qualifié la décision du pape François de « meilleure nouvelle qui nous soit venue de Rome depuis bien longtemps » : « Enfin, le cœur du message chrétien est remis au centre : suivre le Christ par l’acceptation de sa Croix qui rachète le monde », commentait-il dans un courriel à pillarcatholic.com.

 

Les 21 coptes sont morts ayant le nom de Jésus aux lèvres

Hilary White, artiste se spécialisant dans l’art sacré et journaliste, a partagé sur son blog les inquiétudes qu’elle avait eues, non au sujet du salut éternels de ces témoins de leur foi chrétienne, mais de la décision de les vénérer comme des saints catholiques. Elle a publié la réponse fort intéressante que lui a adressée un prêtre et curé de paroisse, théologien bénédictin, et qui mérite une lecture attentive. En voici la traduction intégrale. – J.S.

 

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(1) Infaillibilité des canonisations

Leur infaillibilité correspond à l’opinion commune, mais elle n’est pas universellement admise par les théologiens autorisés.

Mais même en admettant qu’elles soient infaillibles, étant donné que les canonisations ne relèvent pas directement de la foi et de la morale (c’est-à-dire de la révélation divine ou de la loi naturelle et divine), elles seraient alors considérées comme « exemptes d’erreur » en ce sens qu’elles n’obligeraient pas irrévocablement l’Eglise à invoquer et à honorer parmi les bienheureux quelqu’un qui est en réalité damné. La canonisation n’ayant jamais signifié la perfection sans péché dans cette vie, on peut admettre que l’autorisation d’un culte public honore les vertus d’une personne, sans nier l’existence de fautes ou d’erreurs chez celle-ci. On peut, par exemple, honorer la sainteté de saint Bernard de Clairvaux tout en étant en désaccord avec lui au sujet des croisades (ce n’est pas mon cas).

On pourrait aussi penser que telle ou telle canonisation est inopportune et risque de faire plus de mal que de bien. La canonisation express de Jean-Paul II en est un exemple. Je ne peux pas affirmer que celui qui invoque son intercession fait quelque chose d’erroné ou de peccamineux. Ce n’est pas l’Eglise qui fabrique les saints du ciel, c’est Dieu. L’Église peut reconnaître avec autorité la sanctification que Dieu a opérée dans la vie d’une personne donnée. La canonisation papale est une norme vieille d’environ 800 ans ; elle appartient donc davantage au domaine juridique et canonique qu’à celui de la doctrine.

Cela ne signifie pas que l’Eglise doive nécessairement agir en ce sens, ni qu’à l’avenir, tel culte public ne puisse être découragé ou marginalisé. En ce sens, l’acte de canonisation pourrait être erroné, mais il ne serait pas précisément contraire à la foi ou à la vérité morale.

 

(2) Des saints non catholiques ?

Il existe en réalité un certain nombre de cas de saints orthodoxes orientaux postérieurs à 1054 qui sont invoqués dans l’Eglise catholique et auxquels un culte public est rendu. Je crois que les catholiques ukrainiens du Canada ont une église dédiée à saint Jean de Cronstadt, un saint russe. Saint Grégoire de Narek, qui appartenait à l’Eglise apostolique arménienne, a été déclaré docteur de l’Eglise par le pape. Saint Grégoire Palamas est vénéré et invoqué par les catholiques orientaux, et je pense qu’il est représenté en mosaïque dans la chapelle Redemptoris Mater du pape. Je crois que les catholiques chaldéens vénèrent saint Isaac de Ninive.

Des saints objectivement schismatiques au martyrologe catholique

Le père Aidan Nichols a écrit un livre intitulé Rome and the Eastern Churches : A Study in Schism, dans lequel il aborde cette question. Le père Nichols affirme que celui qui naît dans une situation schismatique ne peut être considéré coupable de cette situation ; il est donc possible d’avoir un saint qui se trouve objectivement dans un corps schismatique. Un auteur de schisme, ou un hérésiarque, ne peut être un saint : ce serait une contradiction dans les termes.

L’histoire de l’Eglise occidentale elle-même laisse entrevoir cette possibilité. Saint Vincent Ferrier était un saint, alors même qu’il soutenait les antipapes d’Avignon. Il en va de même pour d’autres, telle sainte Colette. On peut se tromper au sujet du chef de l’Eglise visible sans pour autant être schismatique au sens personnel et formel du terme

D’anciens auteurs catholiques comme Donald Attwater ont souligné bien avant Vatican II que Rome n’a jamais excommunié les Eglises orientales dans leur ensemble. Techniquement, les excommunications de 1054 ne concernaient que le patriarche et les légats du pape (dont la mission de prononcer l’excommunication avait expiré canoniquement avec la mort du pape, dont ils n’avaient pas eu connaissance).

Par ailleurs, au cours du premier millénaire et même après, certaines Eglises orientales pouvaient ne pas être en communion avec Rome tout en étant en communion avec d’autres Eglises orientales qui, elles, étaient en communion avec Rome. Il en a été ainsi aux premiers temps de Kiev : celle-ci était en communion avec Rome alors que Constantinople ne l’était pas. Pour l’esprit oriental, cela est tout à fait possible (cf. Moscou et Constantinople aujourd’hui) ; et Rome elle-même n’a pas exclu cette possibilité. Aujourd’hui encore, on ne sait pas très bien quels patriarches d’Antioche étaient en communion avec Rome et lesquels ne l’étaient pas

En fait, aux XIVe et XVe siècles, les dominicains ont souvent prêché et entendu des confessions avec l’approbation des évêques orthodoxes dans certaines îles grecques, participant conjointement aux processions de la Fête-Dieu, etc. Cette situation s’est poursuivie dans certaines parties de l’Orient chrétien jusqu’au XVIIe siècle.

Par ailleurs, les papes ont considéré pendant des siècles que le clergé orthodoxe s’était vu accorder des facultés extraordinaires pour le bien de ses propres fidèles, un peu comme Bergoglio l’a fait pour la FSSPX.

Les déclarations de Vatican II sur la « communion partielle » sont une tentative (peut-être pas très avisée) d’exprimer cette réalité. Pour autant que je sache, les Eglises orientales qui sont entrées en communion avec Rome après des siècles de séparation n’ont pas été tenues de désavouer les saints qu’elles vénéraient comme tels avant la réunification.

Je pense qu’il y a même des cas dans l’Eglise primitive de quelques Ariens qui ont été martyrisés en tant que chrétiens par des païens et qui ont été honorés en tant que martyrs par les catholiques dans le cadre d’un culte populaire.

 

(3) Extra Ecclesiam Nulla Salus (EENS)

Même la conception la plus stricte de l’EENS reconnaît qu’une personne peut être validement baptisée par un ministre non catholique et que, si l’enfant meurt avant l’âge de raison, il va au ciel. Une telle personne baptisée n’a jamais consenti à l’hérésie ou au schisme d’une manière consciente, malgré les circonstances de son baptême.

Saint Augustin pensait qu’il était possible que la Sibylle demeure dans la Cité de Dieu, bien qu’elle ne soit pas membre du peuple visible de Dieu. Saint Thomas pensait qu’il était possible qu’une personne ignorante sans culpabilité de sa part reçoive la grâce par une illumination intérieure ou le ministère d’un ange (comme Corneille), ce qui l’orienterait intérieurement vers la foi chrétienne. Saint Justin Martyr pensait que ceux qui vivaient avant le Christ et qui suivaient le Logos dans la mesure où ils le connaissaient, pouvaient trouver la grâce et le salut. Le théologien jésuite Juan de Lugo, écrivant pendant le Concile de Trente, pensait qu’il était possible (mais pas forcément probable) qu’une personne en dehors de la communion de l’Eglise visible (objectivement hérétique ou schismatique, ou un païen ou un juif) puisse être sauvée par Dieu qui orienterait intérieurement cette personne vers les éléments de vérité et d’ouverture à la grâce existant dans sa religion.

Le point essentiel est que seules la vérité et la grâce peuvent sauver, et donc que seul le Christ sauve. Seule l’Eglise catholique visible est l’arche du salut.

Encore une fois, vous pouvez considérer qu’on ne fait que couper les cheveux en quatre, mais il s’agit de noms sérieux, antérieurs à Vatican II et à la révolution moderniste de notre époque. Dès 1691, le pape condamnait les jansénistes pour avoir dit que les hérétiques, les païens, les juifs et autres ne peuvent recevoir aucune influence de la grâce du Christ. « Extra Ecclesiam nulla salus » (hors de l’Eglise visible point de salut ; point de salut dans le cas du rejet délibéré de cette Eglise) n’est pas la même chose que « extra Ecclesiam nulla gratia conceditur ».

Pie IX a écrit une encyclique aux évêques italiens intitulée Quanto Conficiamur Moerore (10 août 1863) : « … ceux qui luttent avec une ignorance invincible au sujet de notre très sainte religion, et qui… mènent une vie honnête peuvent atteindre la vie éternelle par la vertu efficace de la lumière et de la grâce divines, puisque Dieu… ne permet point qu’on souffre les châtiments éternels sans être coupable de quelque faute volontaire. »

A strictement parler, les papes de Vatican II et ceux d’après n’ont rien dit de contraignant qui aille au-delà (bien que le ton et la teneur de leurs déclarations semblent être exagérément optimistes, comme tout ce qui a suivi Vatican II). Je suppose que l’on pourrait dire que même les papes d’avant Vatican II se sont montrés trop laxistes sur ce point, mais il faudrait alors inclure Pie IX lui-même. La doctrine doit être interprétée et transmise par un corps vivant.

Néanmoins, il semble présomptueux pour le pape d’élever sur les autels des personnes qui ne sont pas légalement et canoniquement ses sujets. C’est comme si l’on prétendait administrer le système judiciaire national dans le pays d’un autre. On peut rendre hommage à ceux qui sont morts pour le nom de chrétien aux mains de fanatiques anti-chrétiens, sans pour autant se considérer comme qualifié pour faire une chose pareille. Les chrétiens non catholiques qui sont sanctifiés sont connus de Dieu. Nous n’avons pas, nous, à les élever sur des autels. C’est à l’Eglise copte de le faire.

Des précédents

Cependant, il existe un précédent, puisque les Eglises catholiques orientales « revendiquent » souvent les saints de leurs homologues orientaux visiblement séparés. Je suppose donc que les catholiques coptes peuvent revendiquer une part des saints de l’Eglise copte qui ne se sont jamais délibérément séparés de l’unité catholique et qui ont cherché à rester fidèles à l’héritage théologique de saint Cyrille d’Alexandrie (que nous honorons tous).

Toutes ces précisions étant faites, oui, la déconstruction de facto de la doctrine catholique, la rupture effective avec la tradition en ce qui concerne la pratique, est réelle. Le simple fait de citer la Déclaration Dominus Iesus, ou Evangelii Nuntiandi de Paul VI fait courir le risque d’être « annulé » et réduit au silence pour avoir résisté à la vague néo-unitariste qui balaie l’Eglise sous le pontificat bergoglien. Bergoglio assure juste assez de continuité pour garder la main sur les fidèles qui croient encore au devoir de préserver la communion visible avec un successeur de saint Pierre, fût-il abusif.

 

Le Père A. (Traduction par Jeanne Smits)