Toute la presse qui penche bien (à gauche), le Monde, Télérama, l’Obs, encense le nouveau film de Marco Bellochio, L’Enlèvement. Présenté au Festival de Cannes, aujourd’hui en salle, il raconte l’histoire du petit Edgardo Mortara, enfant d’une famille juive de Bologne enlevé à sa famille sous le Pontificat de Pie IX pour être élevé dans l’Eglise. Selon le Monde, Bellochio « aborde l’histoire italienne en psychanalyste » et montre l’Eglise « comme mauvaise mère, autorité jalouse et abusive engagée sur une pente intégriste, au moment précis où son pouvoir temporel commençait à se fissurer ».
L’enlèvement d’un petit juif par Pie IX
Télérama est encore plus péremptoire : « Scandale mondial en 1858 avec la conversion forcée du petit Edgardo, un enfant juif arraché à sa famille par les brigades du pape-roi. Bellocchio filme l’ultime lubie d’un pouvoir papal en sursis. » Quant au Parisien, il donne à la fois dans la louange du cinéaste et dans la condamnation du pape. Pris « aux tripes » par la « scène d’horreur » qui ouvre le film, « celle de l’enlèvement », son journaliste garde « la chair de poule » jusqu’au générique de fin de ce film où « Marco Bellocchio montre comment la religion peut fracturer des êtres, briser des familles et déclencher des guerres ».
L’Enlèvement, film pas très honnête qui joue sur l’émotion
France Info Culture est plus réservé côté esthétique. Sans doute Bellochio baigne-t-il « de ténèbres cette histoire traumatisante » qu’il explore de sa « caméra nerveuse », mais « il privilégie toutefois un peu trop l’émotion en la surlignant avec des redondances ». En somme, un film en gros sabots qui pèse des tonnes, dont « la mise en scène » reste « en deçà des attentes ». Mais « L’Enlèvement vaut principalement pour son sujet ». Et d’expliquer : « L’Enlèvement a le mérite de révéler auprès du plus grand nombre des pratiques ancestrales de l’Eglise catholique peu connues, encore en cours au XIXe siècle. Scandaleux et abusifs, les enlèvements d’enfants arrachés à leur famille, convertis de force, et parfois enrôlés dans le clergé, sont révoltants. Marco Bellocchio s’empare de cette histoire incroyable en y mettant toute sa “foi” citoyenne. L’affaire Edgardo Mortara prend une couleur politique, dans une Italie du milieu du siècle qui commence à s’éloigner de l’emprise pontificale. »
L’Eglise et la tradition catholique sont les cibles
C’est donc bien l’Eglise catholique qui est la cible du film et de la presse qui le loue. L’Eglise en général et le pape Pie IX en particulier, « souverain pontife particulièrement retors » selon France Info. Il faut dire que Pie IX est la cible toute désignée de la spiritualité moderne. Ayant commencé son pontificat dans des dispositions d’esprit très progressistes, il a pris la mesure des ennemis de l’Eglise, tant du point de vue temporel que spirituel. Il s’est opposé aux spoliations de la République italienne maçonne contre ses Etats dans la mesure du possible, avant de reconnaître qu’il était devenu prisonnier de ses ennemis au Vatican. Et, sur le plan doctrinal, il a notamment écrit l’encyclique Quanta Cura assortie du Syllabus où sont répertoriées les principales erreurs modernes. Si une grande figure de la tradition peut être opposée aux tentations actuelles de l’Eglise de se soumettre au monde, c’est bien lui. Pour comble, aux yeux de ses ennemis, il a été béatifié par Jean-Paul II en 2000.
Bellochio se fiche du contexte de l’enlèvement
Cependant, si les accusations portées contre Pie IX et l’Eglise qu’il dirigeait sont justes, Rome ne devrait-elle pas faire repentance ? C’est là que le bât blesse et que la façon dont Bellochio a traité son sujet pèche par manque de sérieux historique. Il a falsifié le contexte et pour ainsi dire déplacé le drame. Parler de « pente intégriste », de « pouvoir temporel » en train de « se fissurer », de « conversion forcée », ou d’une Italie qui s’éloignait de « l’emprise pontificale » est déconnecté de la réalité de 1858. Cela masque le véritable point de l’affaire : l’obligation qui s’impose au pape de faire prévaloir le salut d’une âme sur toute considération humaine. Pie IX avait coutume de s’opposer à une décision qu’il refusait absolument en ces termes : « Non debemus, non volumus, non possumus » (Nous ne devons pas, nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas). Pris, avec le petit Edgardo Mortara, dans une véritable tragédie, il n’avait pas d’autre porte de sortie que celle qu’il a choisie. Cette indifférence de Bellochio à la vérité historique n’a rien de surprenant : fils de famille, militant maoïste dans sa jeunesse, le cinéaste est un militant d’extrême gauche athée reconverti en vieux bobo.
La servante, le salut de l’âme et Pie IX
Rappelons les faits. Ils commencent en 1851, quand Anna, la servante chrétienne de la famille Mortara, voit le petit Edgardo, alors bébé, en train de mourir. La mortalité infantile était alors chose courante, et cette fille simple et pieuse prend sur elle d’ondoyer le petit, de le baptiser avec de l’eau pour sauver son âme. Un moderne a tout à fait le droit de penser que l’âme n’existe pas, que le Christ n’a sauvé personne, que l’ondoiement n’a aucune valeur. Mais dans le contexte de l’époque, il est certain que la servante a fait un grand geste d’amour pour le petit, elle l’a sauvé. Il est tout aussi certain qu’un catholique croit de même aujourd’hui. Il se trouve qu’Edgardo n’est pas mort et c’est là que les choses se compliquent. Plusieurs années après, Anna avoue son geste à son curé, qui fait remonter l’information par la voie hiérarchique. Quand l’évêque de Rome, Pie IX, l’apprend en 1858, il ne peut faire autrement que de garantir une éducation chrétienne à cette petite âme, devenue enfant du Dieu Trinitaire par son baptême, et cela implique de le soustraire à sa famille juive – ce que vont faire en son nom les gendarmes pontificaux, Bologne appartenant encore aux Etats du Pape.
Une complexité qu’oublie le film de Bellochio
Le reste n’est que péripéties inévitables. Bien sûr la famille souffre de ce qu’elle considère comme un enlèvement. La chair juive se dresse contre l’esprit chrétien. Et l’Italie maçonne fait de l’affaire Mortara une arme contre Pie IX. Le cardinal de Bologne et le chef des gendarmes sont poursuivis par la justice, mis en prison. Le monde entier prend parti pour la communauté juive : Cavour, l’Angleterre et les Etats-Unis protestants, François-Joseph d’Autriche, Guillaume Ier de Prusse, Napoléon III, si important dans l’affaire car les troupes françaises protègent les Etats Pontificaux de leurs prédateurs italiens, font pression – en vain. La réponse de l’inflexible Pie IX est : « Non possumus ». Mais avec la famille, il tâche de trouver un arrangement. Il autorise la famille à voir le petit Edgardo, qui reçoit aussi en 1859 une délégation de notables juifs. Il propose aux parents d’inscrire leur enfant dans un collège catholique de Bologne, où il resterait en contact avec sa famille, avant de choisir librement sa religion le jour de ses dix-sept ans. Puis il leur offre de se convertir en bloc pour rester avec lui. Toutes ces propositions sont refusées. La famille tente même de kidnapper le petit, qui sera donc déplacé sous un faux nom dans un institut catholique.
La « victime » louait Dieu, l’Eglise, et Pie IX
Il poursuit ses études, devient prêtre, prêcheur, missionnaire. Il mourra nonagénaire en 1940 dans un couvent à Bressoux en Belgique, sous son nom de baptême Pio. Il aura revu plusieurs fois sa mère et sa famille, tentant sans succès de les convertir. Dans ses mémoires, il fait l’éloge de Pie IX, qu’il remercie de son « Non possumus », et en qui il voit un « grand pape » et un « saint ». C’est cela que Bellochio et les bien-pensants d’aujourd’hui ne peuvent supporter. Ils s’appuient dans leur dénigrement sur un sentiment bien humain : certains juifs ressentent les conversions vers le christianisme comme une terrible perte. C’est ainsi par exemple que la béatification d’Edith Stein par Jean-Paul II a fait scandale. Les historiens juifs savent bien que la papauté a été depuis toujours le principal, et parfois le seul, soutien de la communauté juive en Europe. Ils savent aussi que Pie IX fut un pape particulièrement judéophile (le culte juif était le seul toléré dans ses Etats en dehors du culte catholique). Mais quelques-uns ressentent toute conversion comme une prédation. C’est ce qui a lancé ce film dans les jambes de l’Eglise d’aujourd’hui. A suivre.