Depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier, un phénomène remarquable se développe en Chine où les discours antisionistes, voire antisémites se multiplient sur internet – et ce, forcément avec l’approbation des autorités, puisque tout ce qui circule officiellement sur le web est passé au crible de la censure du Parti communiste chinois qui exerce son pouvoir unique et totalitaire sur l’ensemble du pays. Au niveau officiel, la Chine n’a pas à ce jour accepté de condamner l’attaque du Hamas, au grand dam d’Israël – mais la diffusion de discours violents à l’encontre de l’Etat hébreu constitue une étape supplémentaire.

Le Telegraph de Londres décrit ainsi comment l’influenceuse chinoise Su Lin diffuse en direct des discours en faveur du Hamas et contre Israël depuis que la guerre a éclaté, avec en toile de fond de ses vidéos une carte du monde. La jeune femme, visage angélique, longs cheveux bruns, publie quasi quotidiennement des messages où elle déclare notamment que le Hamas est encore trop « complaisant », trop « doux », faisant le parallèle avec la manière dont le monde a cherché à venger « la dette de sang des fascistes nazis et du militarisme chinois ». « Israël n’est-il pas désormais une simple version juive du nazisme et du militarisme », demande-t-elle, en haussant la voix, en ayant dénoncé les Israéliens comme étant « d’abord les laquais du colonialisme ».

« N’était-il pas juste qu’ils soient capturés ? », hurle-t-elle dans son micro, pour évoquer les juifs pris en otage.

L’antisémitisme en Chine communiste « autorisé » sur les réseaux sociaux

Su Lin n’est pas une adolescente lambda qui s’écoute parler sur internet : riche de près d’un million de « followers » sur sa chaîne hébergée par l’application mobile de partage de vidéos Kuaishou, elle représente un poids certain dans le discours public en Chine, et ce n’est pas par hasard. Elle est une présentatrice vedette du Green China Network Television, après avoir travaillé comme speakerine pour la chaîne de radio et de télévision de Pékin.

Kuaishou comptait déjà 200 millions d’abonnés au niveau mondial en 2019 et fait partie des applications les plus téléchargées, notamment sous les noms de Snack Video ou de Kwai, dans des pays comme le Brésil et l’Indonésie ; c’est le principal concurrent de Douyin (connu sous le nom de TikTok en dehors de la Chine). Su Lin y apparaît en première position des influenceurs dans la province de Hainan et elle est montée jusqu’à la cinquième place au niveau national. Cette dame s’est vu honorée d’une récompense nationale pour son rôle d’« hôte d’excellence » par l’association des artistes de télévision de la Chine, dans la catégorie « Programme de bien-être public de la télévision nationale ».

Si le pouvoir chinois assure volontiers ne pas vouloir « s’immiscer » dans la politique d’autres pays, le cas du conflit israélo-palestinien fait exception puisque Pékin appelle depuis des années à une « solution à deux Etats » en vue d’établir une Palestine indépendante, un message que le président de la Chine et chef du Parti communiste chinois, Xi Jinping, a réitéré la semaine dernière lors de ses premières remarques publiques depuis que la guerre a éclaté, parlant à ce sujet de « solution fondamentale ». Il est vrai que le soutien chinois à la cause palestinienne remonte loin, et constitue le socle, selon le Telegraph, sur lequel Pékin a bâti ses relations avec les pays arabes.

Sur ce plan politique il y a donc une continuité : c’est en 1955 que Pékin a soutenu pour la première fois la Palestine, en se joignant à 29 États d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient pour condamner « le colonialisme dans toutes ses manifestations » lors de la conférence de Bandung, en Indonésie.

Le conflit Israël-Palestine sous le signe du « colonialisme »

« Colonialisme » : tel est le mot-clef de la politique et de l’agit-prop communiste pour déconsidérer et contrer l’Occident ; c’est lui qui a présidé à la prise d’influence, souvent par des moyens révolutionnaires, de l’Union soviétique dans les pays anciennement colonisés d’Afrique et d’ailleurs après la Seconde Guerre mondiale. Une même logique semble s’appliquer aujourd’hui tant pour la Russie actuelle et pour la Chine restée ouvertement communiste.

Dès les années 1950, rappelle le Telegraph, la Chine de Mao avait commencé à fournir un soutien aux groupes palestiniens à qui elle offrait également des formations, et ce jusque dans les années 1980, au titre de la « libération nationale » face à la « colonisation israélienne », comme l’explique Dawn Murphy, spécialiste des relations entre la Chine et le Moyen-Orient et professeur à l’US National War College.

Mais ces dernières années, la présence de la Chine au Proche-Orient s’intensifie sur de nombreux plans. Fidèle à sa volonté de prendre la place de première puissance du monde au service d’un « Nouvel Ordre Mondial » à sa propre mesure, et dans la logique de la construction de la Nouvelle Route de la Soie permettant d’écouler plus facilement les produits manufacturés chinois dans le monde, ce « BRI » (Belt and Road Initiative) dont les progrès ont servi de prétexte à la récente visite de Vladimir Poutine en Chine pour multiplier les signaux d’amitié à l’égard de Xi Jinping, elle investit massivement dans la région.

On peut citer notamment des projets d’infrastructure en Irak et dans un terminal pétrolier dans le port de Jask, en Iran, ville jusqu’ici modeste mais terminal futur du pipe-line Neka-Jasl. C’est désormais un port stratégique de la puissance navale iranienne puisque la nouvelle base installée depuis 2008 permet de contrôler le détroit d’Ormuz à l’entrée du Golfe persique. C’est encore la Chine qui a construit la nouvelle capitale égyptienne à l’extérieur du Caire.

La Chine se positionne contre Israël dans le monde arabe

Cette empreinte physique grandissante de la Chine sur le monde arabe se double d’une croissante activité diplomatique. Ainsi, rappelle le Telegraph, Pékin a proposé de contribuer aux efforts de reconstruction de la Syrie déchirée par la guerre et a surpris le monde au début de l’année en intervenant pour finir de négocier la reprise des liens diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite, deux rivaux régionaux de longue date.

Dans le conflit où est désormais engagé Israël, ce n’est pas un point mineur : c’est l’Iran qui soutient le Hamas à Gaza, mais également le Hezbollah au Liban, à la frontière nord d’Israël, Hezbollah qui a su mettre à profit la plaie ouverte de la présence persistante de camps palestiniens au Liban en servant de relais et de « sécurité sociale » pour la population islamique grâce à la manne financière dont il dispose. Tout cela crée un terrain fertile pour entretenir le ressentiment et les tendances les plus belliqueuses d’un islam radical qui se pose certes en ennemi d’Israël mais qui, plus largement, vise l’établissement de l’Etat islamique partout au moyen du Djihad pour en finir avec l’infidélité. Ainsi un conflit territorial, dont on peut théoriquement soupeser les mérites de part et d’autre de différentes façons, est-il détourné au profit d’une lutte proprement religieuse et absolument sans merci.

Pourquoi la Chine prend elle aussi clairement parti, en laissant un discours haineux s’installer aussi visiblement dans son domaine si bien gardé et surveillé de l’internet mondial ? Pour le Telegraph, le pouvoir chinois vise une « désescalade » des tensions actuelles entre l’Israël et les territoires palestiniens afin de protéger ses civils et ses investissements au Moyen-Orient et de garantir que les importations de pétrole en provenance de la région se poursuivent sans interruption. La Chine importe plus de 70 % du pétrole qu’elle consomme, et la majeure partie provient d’Arabie saoudite et d’Iran.

Mais cela ne rend pas compte de la violence du discours qui se propage aujourd’hui librement en Chine.

Le Telegraph cite également Tuvia Gering, chercheur spécialisé sur la Chine à l’Institut israélien d’études de sécurité nationale : « C’est une question de mathématiques pures… Il n’y a qu’un seul petit Israël et un seul pays qui le soutient, à savoir les Etats-Unis. Vous avez aujourd’hui 57 membres de l’Organisation de la coopération islamique, et cela fait beaucoup de voix à l’Assemblée générale [des Nations unies]. » Il ajoute que la Chine partage le même point de vue que nombre de ces pays, à savoir qu’« Israël est un avant-poste colonialiste, mis en place par l’Occident pour provoquer des guerres et perpétuer son hégémonie sur le Moyen-Orient », a-t-il déclaré. Un Occident réduit aux seuls Etats-Unis ?

La Palestine, un pion utile dans la marche vers la « multipolarité »

Voilà qui correspond au discours sur la « multipolarité » auquel adhèrent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) que sont en train de rejoindre notamment l’Iran, l’Arabie saoudite et l’Egypte.

Et c’est ce discours qui place l’actuel conflit autour d’Israël au milieu de la « rivalité » entre la Chine et les Etats-Unis, comme le note le Telegraph – encore qu’il faille relativiser cette dernière puisque la Chine fait bel et bien partie, pour son plus grand profit, du système d’échanges mondiaux à une place où les responsables américains ont bien voulu qu’elle soit propulsée. Le conflit israélo-palestinien apparaît plutôt comme un nœud dialectique, un propulseur potentiel de révolution soit à travers la guerre elle-même, soit à travers l’émergence d’un intermédiaire qui apparaîtra comme le gardien de la paix que chacun doit remercier et révérer…

Aujourd’hui en Chine, il est de bon ton de dire que ceux qui soutiennent Israël sont anti-chinois puisqu’ils viennent au secours, par la parole, à un allié des US. Ce discours est diffusé par des universitaires, des membres du Parti communiste et, dans les médias, par le commentateur nationaliste très populaire Ziwu Xiashi.

Même discours chez l’éditorialiste chinois Sima Nan, qui déclarait l’an dernier : « La colonisation et le massacre des Amérindiens par les Etats-Unis et le massacre et la colonisation de la Palestine par Israël sont identiques – ce sont le grand frère et le petit frère. Tous deux ont construit leur pays en piétinant les cadavres des autres. »

Si la Chine pointe aujourd’hui du doigt Israël, explique de son côté Tuvia Gering, il faut aussi en chercher la cause dans « le siècle de l’humiliation », cette période allant de 1839 à 1940 où la Chine a eu le sentiment de vivre sous la coupe de puissances étrangères, les Britanniques en particulier. Pékin assure aujourd’hui que « les personnes qui tiraient les ficelles, la main noire derrière le rideau… étaient les Juifs », explique Gering.

« Aujourd’hui, la Chine ne reconnaît pas le judaïsme comme une religion. Dans la ville centrale de Kaifeng, il existe une petite communauté de Juifs chinois, descendants de ceux qui se sont installés le long du fleuve Jaune il y a plus de mille ans. Sur le millier de personnes qui se réclament de l’héritage juif, seule une centaine pratique la foi, et ils doivent le faire dans la clandestinité en raison de la répression généralisée de Pékin à l’égard de la religion », note le Telegraph.

Le discours public contre Israël convainc-t-il la masse des Chinois ? Dans son sillage, on trouve aujourd’hui sur l’internet chinois une masse de commentaires qui dépassent largement l’anti-sionisme, un discours incendiaire que l’on retrouve aussi bien dans des manifestations pro-palestiniennes en Occident au titre d’un islamo-gauchisme bien installé que dans le discours anti-Israël largement présent dans les médias « mainstream » qui devrait en finir à lui tout seul avec le mythe de la prédominance des Juifs dans la politique et les médias mondiaux.

En Chine, cela donne des commentaires de ce type : « Les Israéliens sont des ordures ; les Juifs sont la race la plus horrible du monde » ou : « En ce siècle, nous avons besoin d’un Hitler pour expédier ces Juifs vers Dieu. »

Su Lin, toujours elle, a ridiculisé Israël lors d’une récente intervention diffusée en direct sur sa plate-forme : « Les soi-disant capacités militaires avancées d’Israël ont été complètement mises à nu. […] [Sa] défense est maintenant une véritable maison disloquée avec des fuites de tous les côtés ; il manque juste quelqu’un pour lui donner un bon coup de pied, n’est-ce pas ? »

La Chine favorise peut-être une solution diplomatique, mais s’accommode bien de ce discours belliciste.

Anne Dolhein