Avion russe abattu : la Russie accuse la Turquie de collaborer au trafic de pétrole de l’Etat islamique. Une guerre dans la guerre ?

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Lundi, Poutine a affiné sa riposte : si la Turquie a ainsi agi face à un avion russe qui survolait une zone frontalière, c’est qu’elle y avait des intérêts bien précis, à savoir celui de protéger le trafic de pétrole auquel se livre l’État islamique et dont elle bénéficie largement. Moins d’une semaine après le crash du bombardier Soukhoï-24 abattu par deux avions de chasse turcs, cette attaque verbale de la Russie, cette accusation aux conséquences diplomatiques certaines, envenime le débat. Et cristallise les coalitions… dans leur opposition.
 

Un avion russe abattu pour protéger « un trafic de pétrole… à l’échelle industrielle »

 
Poutine n’a pas pris de gants – et le président Erdogan a déclaré qu’il démissionnerait si cela est confirmé.
 
« Nous avons toutes les raisons de penser que la décision d’abattre notre avion a été dictée par la volonté de protéger ces voies d’acheminement de pétrole vers le territoire turc, justement vers ces ports depuis lesquels il est chargé sur des navires-citernes », a déclaré le président russe lors d’une conférence de presse en marge de la COP21, à Paris. « Ce pétrole, produit dans les endroits contrôlés par l’EI et d’autres organisations terroristes, est acheminé massivement, de manière industrielle, vers la Turquie (…) La protections des turkmènes [de Syrie] n’est qu’un prétexte ».
 
De « scoop », il n’y en a pas vraiment. Tout le monde le sait, beaucoup le disent et depuis longtemps, comme par exemple le directeur de Pétrostratégies, Pierre Terzian. Qui parlait, le jour même du crash, à Lalibre.be, de la source capitale de financement que représentait le pétrole pour l’Etat islamique : « Si la Turquie ferme sa frontière, Daech s’écroule » !
 
D’après lui, des centaines de camions citernes partent tous les jours de ces gisements vers le centre de la Turquie où le pétrole est raffiné, puis commercialisé. « Daech n’a rien inventé. Ils ont repris le système de contrebande mis en place, dans les années 90, par l’ex-dictateur irakien Saddam Hussein pour contourner les sanctions internationales. Quand Daech est arrivé en Irak, cela a été très vite : les camions étaient là, les routes existaient, les raffineurs turcs étaient partants… »
 
« Les Occidentaux sont au courant de ce trafic, mais ils ont tous la trouille (sic) de la Turquie ».
 

La Russie accuse

 
Si ce n’est pas une révélation, la mise en scène internationale de l’accusation n’en est pas moins nouvelle et porte sa dose de gravité diplomatique. Poutine avait commencé à en parler dès la semaine dernière, mais hier, l’accusation était plus solennelle et surtout faite dans le contexte politique de la COP21, à Paris.
 
Le président russe a d’ailleurs refusé, ce même jour, de rencontrer son homologue turc, malgré l’insistance de ce dernier. L’ancien partenaire privilégié de la Russie se voit déjà imposer des sanctions économiques, précisées ce lundi : embargo sur les fruits et légumes – dans un premier temps – mais surtout interdiction de tous les vols charter entre les deux pays, rétablissement du régime des visas et interdiction pour les employeurs russes d’embaucher des Turcs… le plus lourd à porter pour un pays qui bénéficiait d’une forte attractivité touristique pour ses voisins.
 

La Turquie refuse de baisser la tête

 
Non seulement, la Turquie a fait savoir, lundi, qu’elle refusait parfaitement de s’excuser, maintenant avoir agi légitimement pour protéger son espace aérien. Mais elle a demandé à la Russie, en sus, de revenir sur les sanctions économiques adoptées à la suite de l’incident. « Nous n’avons aucunement l’intention d’avoir une escalade,  car nous n’avons fait que notre devoir » a déclaré le Premier ministre turc.
Un devoir de circonstance, alors ? La défense turque est trop faible et cache des intérêts certains. En tant que pays de l’Otan, la Turquie était parfaitement informée des opérations aériennes de la Russie près de sa frontière avec la Syrie. Et on n’abat pas un avion qui, si l’on s’en tient aux déclarations turques, a pénétré un espace national sur moins de 2 kilomètres… Un officiel américain, a même déclaré, sous couvert de l’anonymat, « la signature thermique de l’avion russe d’attaque au sol indique qu’il a été abattu dans l’espace aérien syrien après une brève incursion de 17 secondes ».
 
Il n’est pourtant pas loin le temps où il advenait exactement la même aventure à l’armée turque, lorsque la Syrie abattit le 2 juin 2012 un de ses avions qui avait violé sa frontière. Alors même que Bachar al-Assad s’était platement excusé, disant l’avoir confondu avec un avion israélien, la communauté internationale toute entière s’était levée d’indignation, face à ce geste « éhonté et inacceptable » (Hillary Clinton). Mieux, le président turc d’alors, Abdullah Gül, avait stigmatisé l’« état de paranoïa » de l’armée syrienne… et Erdogan, Premier ministre, avait magistralement déclaré : « Une brève violation de la frontière ne peut être un prétexte pour une attaque »
 
L’OTAN soutient aujourd’hui le pays qui a fait feu.
 

Impossible coalition contre l’Etat islamique

 
Et les États-Unis ne s’empressent toujours pas auprès de la victime. En marge de la COP21 à Paris, le président Obama a peut-être exprimé ses regrets à Poutine au sujet de l’avion abattu, mais il l’a surtout exhorté à tenter de réduire les tensions avec la Turquie découlant de l’incident… Autrement dit, « Avale la couleuvre, et tires-en une leçon ».
 
Et la première est qu’il ne peut y avoir de coalition unique dans le cadre syrien. Le combat commun contre l’Etat islamique n’est qu’une illusion, une façade jusque-là savamment entretenue par les multiples négociations viennoises.
 
La Turquie et les États-Unis se sont appuyés sur les forces djihadistes anti-Assad, ces fameux « rebelles modérés », laissant à dessein naître et prospérer l’État Islamique, bras supplémentaire ad hoc, dans le but de venir à bout « facilement » à bout du dirigeant syrien. Elles n’entendent pas changer de politique.
 
Poutine a d’ailleurs déclaré que la coopération avec les États-Unis était menacée par cet « incident de parcours » : le message est donc bien passé.
 

Clémentine Jallais