Dans un long entretien accordé à The Pillar Catholic (ici dans sa version originale espagnole) au sujet de l’autorisation donnée par le document Fiducia supplicans de benir les « couples irréguliers » en tant que tels et en particulier les couples de même sexe, le nouveau préfet du Dicastère pour la Doctrine de la foi se justifie longuement au moyen de contorsions sémantiques qui ne parviennent pas à dissiper la gravité de ce que Rome vient de faire. Le cardinal Victor Manuel dit « Tucho » Fernandez manie l’art de la confusion à un degré peut-être plus élevé que ne le fait son maître, le pape François.
« Maître », parce que les deux hommes se connaissent et d’une certaine manière se complètent depuis longtemps : très exactement depuis l’Assemblée de la Conférence épiscopale d’Amérique latine (CELAM) à Aparecida au Brésil en 2007. Le cardinal Bergoglio en avait été nommé rapporteur, et il avait choisi le jeune Victor Manuel, qu’il avait déjà désigné comme expert, pour l’assister dans la rédaction du rapport final. Ils y travaillaient ensemble tous les deux chaque soir jusque tard dans la nuit. Fortement marqué de la « théologie du peuple », le document est le fruit de leur complicité intellectuelle et théologique. Ce n’est pas un hasard si « Tucho » est crédité de la rédaction des paragraphes les plus controversés d’Amoris laetitia – tant il est vrai qu’il avait personnellement écrit des propos quasi identiques dans diverses publications antérieures à l’accession au siège de Pierre de son mentor. Quant au pape François, il a soutenu et veillé à l’avancement de Victor Manuel dès avant son élection, le nommant à la tête de l’Université catholique d’Argentine au prix de quelques joutes avec la Congrégation pour la Doctrine de la foi que certaines positions théologiques du prêtre faisaient tiquer. Une fois pape, François l’a aussitôt nommé évêque titulaire de Tiburnia (en mai 2013) avant d’en faire l’archevêque de La Plata en 2018, en virant sans ménagements Mgr Hector Aguer, évêque conservateur en place. De multiples nominations dans les congrégations romaines ont précédé son arrivée dans l’ex-Saint Office et sa nomination cardinalice. « Ex » étant ici le mot important.
Le cardinal Fernandez s’exprime volontiers sur Fiducia supplicans
Au sujet de Fiducia supplicans, le jeune cardinal a répondu par écrit aux questions de The Pillar, notamment celle concernant la vision qu’en ont certaines conférences épiscopales heureuses d’y voir une confirmation de la possibilité de la bénédiction des couples de même sexe.
Réponse : « La Déclaration distingue très clairement les deux formes de bénédiction (l’une sous forme liturgique et rituelle et l’autre dans le cadre de la pastorale populaire) et c’est là sa contribution spécifique. Certains épiscopats ont évolué vers des formes ritualisées de bénédiction des couples irréguliers, ce qui n’est pas acceptable. Ils devraient donc reformuler leur offre à cet égard. »
De fait, tout repose sur la distinction que l’on annonce vouloir faire entre la bénédiction « rituelle » et celle relevant de la « pastorale populaire ». C’est un leurre : même s’il n’y a pas de rituel écrit, de forme systématique, un prêtre qui en tant que prêtre bénit un couple qui se présente en tant que couple accomplit clairement un geste au nom de Dieu et de l’Eglise. Sans quoi il ne serait pas désiré… La pastorale populaire renvoie – dans la théologie du peuple – aux dévotions, aux pèlerinages populaires, aux coutumes plus ou moins orthodoxes, voire superstitieuses des petits, des simples. On est généralement aux antipodes des couples de même sexe qui justement ne se retrouvent pas dans la foi de leurs pères par laquelle ils disent bien souvent se sentir rejetés – osera-t-on parler d’un certain snobisme au modèle traditionnel « papa et maman et les enfants » ?
Fiducia supplicans ne peut être interprété comme un appel à la conversion
The Pillar évoque ensuite le paragraphe 38 de Fiducia supplicans qui propose de demander, entre autres possibilités, « la force de Dieu pour accomplir sa volonté ». « Cela signifie-t-il que la motivation première d’une telle bénédiction doit être que le couple en situation irrégulière puisse conformer sa vie aux enseignements moraux et doctrinaux de l’Eglise ? », demande le média.
Réponse du cardinal :
« De telles bénédictions ne sont que de simples canaux pastoraux qui aident à exprimer la foi des personnes, même s’il s’agit de grands pécheurs. Ainsi, en donnant cette bénédiction à deux personnes qui se présentent spontanément pour l’implorer, on peut légitimement demander à Dieu de leur accorder la santé, la paix, la prospérité, ces choses que nous demandons tous et qu’un pécheur peut aussi implorer.
« En même temps, comme il est concevable que dans les rapports mutuels de ces deux personnes tout ne soit pas péché, on peut demander un esprit de dialogue, de patience et d’entraide. Mais la Déclaration mentionne aussi une demande d’aide à l’Esprit Saint pour que cette relation, dont le prêtre ignore souvent l’existence, soit purifiée de tout ce qui ne répond pas à l’Evangile et à la volonté de Dieu, et qu’elle puisse mûrir selon le plan de Dieu.
« Comme je le disais, parfois le prêtre, en pèlerinage, ne connaît pas tel couple, et parfois ce sont deux amis très proches qui partagent de bonnes choses, parfois ils ont eu des relations sexuelles dans le passé et maintenant ce qui reste est un fort sentiment d’appartenance et d’entraide. En tant que curé, j’ai souvent rencontré de tels couples qui sont parfois exemplaires.
« Alors, puisqu’il ne s’agit pas du sacrement de la confession (!) mais d’une simple bénédiction, il est quand même demandé que cette amitié soit purifiée, mûrie et vécue dans la fidélité à l’Evangile. Et même s’il y a eu une relation sexuelle, connue ou non, la bénédiction ainsi faite ne valide ni ne justifie rien.
« Il en va de même pour les bénédictions individuelles, car la personne qui demande une bénédiction – et non l’absolution – peut être un grand pécheur, et ce n’est pas la raison pour laquelle nous lui refusons une bénédiction.
« Mais il est clair que nous devons grandir dans la conviction que les bénédictions non ritualisées ne sont pas une consécration de la personne, elles ne sont pas une justification de toutes ses actions, elles ne sont pas une ratification de la vie qu’elle mène. Je ne sais pas à quel moment nous avons exalté ce simple geste pastoral au point de l’assimiler à la réception de l’Eucharistie. C’est pourquoi nous voulons poser tant de conditions à la bénédiction. »
Plusieurs choses ici : d’abord l’évacuation de la dimension sexuelle de la cohabitation de couples de même sexe, et deuxièmement, l’idée que l’Eglise aurait dévoyé le sens des bénédictions pour en conditionner la réception comme pour les sacrements. C’est une manière de placer ses opposants en infériorité, de leur attribuer des pensées mauvaises au sujet de ces couples qui ne cherchent qu’à trouver Dieu en reconnaissant leur faiblesse et en demandant des « grâces actuelles » pour changer de vie.
Le cardinal Fernandez ne connaîtrait-il pas les revendications du lobby LGBT ?
Or il est très clair que Fiducia supplicans, même avec un certain enrobage de mots, ne se place aucunement dans cette perspective. D’une part, la Déclaration ne pose aucune condition à cet égard, de telle sorte que le prêtre est invité à bénir un couple quel qu’il soit, du simple fait que deux personnes se présentent ensemble en tant que tel. On aurait pu – à la limite – imaginer en d’autres temps une telle bénédiction d’un amour platonique, voire de deux amis ou amies colocataires, qui après tout se rendent des services et sont comme tout chrétien appelés à exercer la charité. Mais nous sommes à cet égard dans un contexte d’innocence perdue : deux hommes ou deux femmes qui revendiquent publiquement leur amour le font dans un contexte où tout glorifie l’homosexualité, et où la dimension charnelle paraît évidente à tous.
Fiducia supplicans ne demande rien, n’exige rien, passe sous silence le fait que des personnes qui cohabitent en tant que « couple irrégulier » se maintiennent volontairement dans une occasion proche de péché – y résister n’est pas donné à tout le monde. Clairement, le cardinal plaide pour le maintien de la relation dont il affirme qu’elle doit « se purifier, mûrir, être vécue dans la fidélité à l’Evangile ». Comment ne pas interpréter cela comme une justification de la relation elle-même, dans toutes ses dimensions ?
De la même manière, l’idée de scandale public est passée à la trappe. Il n’est que de voir la levée de boucliers des évêques africains, ukrainiens, kazakhs, hongrois et bien d’autres pour comprendre que beaucoup ne s’y trompent pas.
En réclamant que la bénédiction ne ressemble en rien à un mariage liturgique, le texte reconnaît en creux qu’il s’agit de bénir la relation du couple : deux personnes se réclamant de leur amour mutuel qui ne se contentent pas de recevoir une bénédiction individuelle afin de sortir d’une situation de péché grave, et qui veulent voir reconnaître le bien dans leur union alors même que celle-ci les coupe de la grâce, de la charité divine. On ne peut pas dire que la pratique pastorale prônée par Fiducia supplicans et déjà mise en œuvre par bien des évêques germaniques notamment mette en avant cet aspect des choses. C’est précisément parce qu’ils ne mettent plus en garde contre le caractère gravement peccamineux de l’acte homosexuel qu’on les considère comme « inclusifs et solidaires », pour paraphraser la Déclaration. Le « rigide » est celui qui rappelle clairement l’enseignement traditionnel et qui ose menacer des flammes de l’enfer…
Interrogé sur la forme que pourraient prendre les bénédictions, le cardinal Fernandez a répondu :
« Non. Cela signifie qu’il ne faut pas attendre la publication d’un manuel, un vade-mecum ou un guide pour quelque chose d’aussi simple. Je sais que dans certains diocèses, les évêques ont établi des lignes directrices pour de tels cas. Par exemple, certains ont indiqué aux prêtres que lorsqu’il s’agit d’un couple local bien connu ou dans les cas où il pourrait y avoir un scandale, la bénédiction devrait être donnée en privé, dans un endroit discret. Mais cette Déclaration n’a pas voulu entrer dans les détails ni remplacer le discernement local des évêques.
« D’autre part, pour essayer d’interpréter votre question, nous discutons actuellement de ces questions avec les présidents des conférences épiscopales et avec des groupes d’évêques qui visitent le Dicastère. Bientôt, un groupe de préfets de Dicastère commencera un voyage de conversion et d’approfondissement avec les évêques allemands et nous ferons toutes les clarifications nécessaires. En outre, je prévois un voyage en Allemagne pour avoir des conversations qui me semblent importantes. »
On retiendra de ce qui précède que les bénédictions de couples « irréguliers » ou de même sexe pourra être donnée publiquement sauf conditions mises par des évêques particuliers, et ce n’est pas le moindre problème de Fiducia supplicans que d’attacher ainsi une sorte d’exemplarité aux couples qui viennent réclamer une bénédiction sur une situation qu’ils savent contraire à la loi de Dieu (et à la loi naturelle).
Que le cardinal annonce maintenant une reprise en main de l’épiscopat allemand ne doit pas non plus occulter le grand pas fait en sa direction…
Ayant confirmé que les évêques ont et conservent le devoir de discernement quant à l’application du texte dans leur propre diocèse (mais avec quelle pression, désormais, du fait de l’existence de Fiducia supplicans !), le cardinal Fernandez les a tout de même invités à « l’interpréter de manière ample » : « D’abord les évêques doivent l’étudier à fond et sans précipitation, et se laisser illuminer et enrichir par ce texte. Alors, la prudence et la prise en compte de la culture locale pourront admettre diverses formes d’application, mais non une négation totale de ce qui est demandé aux prêtres. »
Les évêques africains rejettent-ils Fiducia supplicans ? Fernandez a une explication (farfelue)
Au sujet des évêques récalcitrants, Victor Manuel Fernandez a fait cette exégèse pour le moins farfelue :
« Je comprends parfaitement l’inquiétude des évêques de certains pays d’Afrique ou d’Asie, où l’on vous met en prison simplement parce que vous êtes homosexuel. C’est un affront à la dignité humaine qui, sans aucun doute, afflige les évêques et les interpelle dans leur paternité. Les évêques ne veulent probablement pas exposer les homosexuels à la violence. Ils se réfèrent eux-mêmes à la “législation” de leur pays. Ce qui est important, c’est que ces Conférences épiscopales ne défendent pas une doctrine différente de celle de la Déclaration signée par le Pape, car il s’agit toujours de la même doctrine, mais qu’elles reconnaissent la nécessité d’une étude et d’un discernement afin d’agir avec prudence pastorale dans ce contexte. »
En somme, ils auraient peur d’exposer des couples homosexuels aux rigueurs de la loi civile ? A d’autres ! Ils veulent éviter à leurs ouailles de tomber dans le péché mortel, et de bénir – présenter comme bon, approuvé par Dieu – ce qui est intrinsèquement désordonné !
Pour finir, le cardinal confirme que dans le cadre de Fiducia supplicans, ce ne sont en effet pas les individus qui sont visés mais bien des couples : « Ce sont les couples qui sont bénis. Et non leur union… » Et de rappeler l’enseignement de l’Eglise sur le mariage et sur les actes sexuels hors mariage. Mais une fois de plus, il joue sur les mots : le couple est caractérisé par son union, sans quoi il n’y a pas de couple, et sans quoi il n’y aurait aucune raison de prévoir une bénédiction spécifique (même si elle n’est pas « rituelle » ou codifiée) en précisant explicitement qu’elle vise les « couples irréguliers » ou les « couples de même sexe ».
L’interview s’achève sur un appel aux clercs de « ne pas se convertir en juges » alors que « nous avons tous nos manquements personnels, nous ne sommes pas en pleine cohérence avec l’ensemble de l’Evangile ». A partir de là, pourquoi limiter les bénédictions ? Qui peut encore dispenser un enseignement moral ? Que devient la dimension publique du péché, qui l’aggrave ?
En vérité, l’approche de Fiducia supplicans, même et surtout éclairée par son auteur, met en avant une idée bien nette : parmi les fautes des hommes, celle du mépris public de la loi sur le mariage et la sexualité humaine se situe parmi les moins graves, et s’inscrit même dans un contexte général de bonté – amitié, entraide, générosité. Pas exactement un appel au repentir.